Les
rebelles, les casseurs, les anarchistes, les têtes brûlées - voilà les gens qui
enflamment notre imaginaire.
Richard
Martineau
Bonjour. Je m'appelle Félix Légaré-Quesnel et je
suis un casseur. Vous avez entendu parler de moi à la radio, vous m'avez vu
dans les journaux et à la télévision. On ne peut pas me manquer, je suis un peu
partout en ville ces temps-ci et je suis facile à reconnaître. J'ai les cheveux
longs parce que je suis malpropre. Je porte des jeans et un kangourou noir parce que je n'aime pas travailler. Je porte un masque parce que je suis louche. Enfin je porte un carré rouge parce que je suis violent et intimidateur. D'autres signes me trahissent. J'ai toujours les poches pleines de
balles de billard au cas-où, et je suis généralement en train de courir, au
cas-où aussi. C'est essoufflant. Essayez de toujours courir quand tous les
autres marchent pacifiquement. Heureusement qu'il n'y plus aucun manifestant pacifique aujourd'hui. Il y a quand même des choses qu'on
ignore à mon sujet, que les médias ne rapportent jamais. Des choses qu'aucune image ne peut
vraiment montrer. Comme l'appel à l'aide dans mon regard. Quand je
casse une vitrine, c'est vrai que j'éprouve de la jouissance, car le désir d'anéantir
la civilisation et d'intimider la majorité silencieuse est en moi plus fort que
tout. Mais quand je casse une vitrine, je pleure aussi. Parce que je
souhaiterais de tout cœur ne pas être un casseur. Parce que voyez-vous, comme
tous les casseurs, je suis né ainsi.
Il paraît que j'ai été un bébé difficile. Malgré les
préjugés qui courent à notre sujet, mes parents ne me donnaient pas tout ce que
je désirais. Mais je cassais tout ce qu'ils me donnaient. C'est ce qu'on dit, je n'ai pas conservé de souvenir de mes
premières années. Il paraît que c'est normal et ça me rassure d'être un peu
normal. Mon premier souvenir, c'est un jouet que j'avais reçu lors de mon
troisième anniversaire. C'était une table de billard miniature que j'avais
réclamée depuis des mois à mes parents étonnés, mais soulagés de me voir enfin intéressé
par autre chose que Passe-Partout. Aussitôt que j'ai reçu mon cadeau, j'ai pris l'une des
balles de billard et l'ai lancée contre la fenêtre du salon. La balle était en
plastique. La vitre n'a pas brisé. Il a fallu deux jours à mes parents pour me consoler…
Il y a eu d'autres incidents. À cinq ans j'arrachais les pavés de l'entrée de
garage de mes parents. À six ans je mettais le feu à leurs bouteilles de vodka.
À sept ans, je traitais de cochons
fascistes les policiers qui venaient discuter en classe de l'importance de la sécurité sur le chemin de l'école. Micheline, l'enseignante,
m'avait demandé si je savais c'était quoi un fasciste. Je ne savais pas quoi
répondre. C'était sorti tout seul.
Mes parents ont consulté un spécialiste. Il ne lui a fallu
que deux consultations pour établir son diagnostic : « votre fils est un
casseur. Il le sera probablement pour la vie, c'est héréditaire et dégénératif. Il existe bien sûr des
médicaments, mais vous devez réaliser qu'ils ne feront que détourner les
symptômes, et que les effets secondaires sont parfois violents ». Il n'avait
pas tort. Au bout de deux semaines de médicamentation, je me mettais à la
musculation. Les filles les plus chicks se sont mises à me regarder et moi à leur taper les
fesses. Au bout d'un mois, je commençais à porter des pantalons blancs, des
camisoles blanches, une grosse montre en or. Au bout de deux mois, mes cheveux
devenaient courts, ma peau bronzait et un tatouage tribal poussait sur mon
biceps droit. J'avais maintenant une collection de mags sur le mur de ma chambre, où je me masturbais souvent en jouant dans ma tête des scénarios avec des chicks et des mags. J'éprouvais
de plus en plus de difficulté à exprimer mes émotions autrement qu'en
volant l'auto de mes parents pour aller faire crisser les pneus dans le
stationnement d'un garage à St-Eustache. J'ignore encore aujourd'hui comment
j'ai fait pour trouver le chemin de Saint-Eustache. Lorsque mes parents ont
appris que j'avais battu un garçon aux cheveux courts mais au toupet long qui portait des skinny jeans et refusait de rendre hommage à un portrait de Jacques Villeneuve (je le gardais toujours
sur moi), ils décidèrent que les médicaments, c'était fini.
Ils m'ont alors inscrit dans une école adaptée aux casseurs. Si
vous ne vivez pas à Montréal, vous n'en avez peut-être pas entendu parler. Il
paraît que les casseurs sont génétiquement Montréalais. Ne me demandez pas comment
ça fonctionne, j'étudie en sciences humaines et je ne prends pas mes études au
sérieux. Il faut dire que l'école m'a d'abord apporté une meilleure estime de moi, car c'était une bonne école. J'allais connaître d'autres jeunes comme moi, qui partageaient mes pulsions et
mes répulsions. J'allais rencontrer des enseignants – ils avaient tous enseigné
au Cégep avant d'être réformés véritables enseignants - qui m'aideraient à canaliser mes énergies destructrices. C'est
là que j'ai rencontré ma première copine. Chez les casseurs on dit camarade spéciale plutôt que copine. Nous allions souvent nous
asseoir sur les bancs du centre-ville ma camarade spéciale et moi. Entre deux baisers, ses yeux
langoureusement rivés aux miens, nous faisions des projets, nous rêvions à l'avenir : « regarde cette belle et grande vitrine. Ça pourrait être la nôtre. Imagine
seulement comment ce serait bon si nous faisions un jour ici... tu
comprends ce que je veux dire. » Le mot que je cherchais, que je ne connaissais
pas encore, c'était manifestation. Nous
avons cassé au bout de trois mois. Elle trouvait que ça n'allait nulle part. Les
gens ne comprennent pas à quel point c'est difficile de vivre perpétuellement
en attente de quelque chose qui n'arrive pas. Un casseur sans mouvement social
pacifique à perturber, c'est comme une bouteille sans essence. C'est vide à
l'intérieur.
J'ai cassé partout où il a été possible de casser. J'ai
cassé pour le Canadien de Montréal. J'ai cassé contre la
ZLÉA. J'ai cassé avec les étudiants en
2005. Et bien sûr je casse encore avec eux ce printemps. Quand les étudiants
ont voté la grève en février, j'étais un peu sceptique : « L'offre du
gouvernement est trop raisonnable, ça ne durera pas, le mouvement va
s'essouffler, le gouvernement va négocier et céder davantage, les étudiants
vont comprendre le bon sens, la majorité silencieuse va pas laisser ça aller ». Les émotions que j'ai vécues… Maintenant que ça
dure depuis des mois, je me sens comme un millionnaire sur l'héroïne : la mort
seule peut m'arrêter. La police aussi c'est vrai, elle m'a arrêté trois fois
déjà, mais je voulais dire arrêter-pour-de-bon-arrêter. Malgré les
risques, j'aime la crise actuelle. Parce qu'elle permet à des centaines de milliers de casseurs de casser des dizaines de fenêtres. Parce qu'elle permet surtout de mieux nous faire connaître du public. Peut-être un jour serons-nous acceptés. Même si les préjugés sont tenaces. Aujourd'hui encore, si nous étions aux États-Unis, la loi permettrait qu'on
nous tire dessus à cause de notre apparence. Une chance qu'on n'est pas aux États-Unis. C'est pour cela que nous pouvons porter le carré rouge, qui est
notre symbole à nous et à nous seuls. C'est pour sensibiliser un public qui ne
connaît pas notre réalité, qui ne comprend pas notre vécu. C'est pour que les
gens puissent nous identifier comme casseurs et comprendre que si nous aimons
la violence et l'intimidation, ce n'est pas de notre faute. Nous sommes nés
comme cela et tout ce que nous demandons, c'est d'être acceptés comme nous
sommes.
À tous mes amis qui portent le carré rouge,
Aux casseurs violents et intimidateurs donc,
Aux étudiants, aux enseignants, aux artistes professionnels
ou amateurs, aux comédiens, aux cinéastes, aux poètes, aux conteurs, aux joueurs de casserole,
aux intellectuels, aux chercheurs, aux environnementalistes, aux féministes,
aux démocrates, aux solidaires, aux nationalistes, aux péquistes, aux indignés, aux amis, aux amoureux, aux
mères et pères de famille de la petite patrie ou d'ailleurs, aux
grands-parents lyriques,
À ceux qui n'aiment pas par-dessus tout l'argent, les
moteurs et l'ordre.
Bravo. Ça coule de source, comme de l'essence dans une bouteille de verre bouchée avec un torchon.
RépondreSupprimerMerci André, ton compliment me rend joyeux comme une banque aux vitres fracassées.
SupprimerPhil c'est comme recevoir une brique en pleine face! Ce texte est excellent !
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