J’ai
une confidence à vous faire.
Je
souffre d’une forme non reconnue de maladie mentale.
Les premiers symptômes se sont manifestés en janvier 2006.
Jusqu’alors,
j’étais parvenu à demeurer normal. J’avais préservé juste ce qu’il fallait de
santé mentale pour aspirer à devenir quelqu’un dans ce concours injuste de circonstances
qu’on appelle monde. Comme la plupart
des gens normaux, j’avais réussi à me bricoler une estime de moi minée de façon
tout à fait gérable. La plupart de mes vexations avaient été assez médiocres
pour ne pas trop compromettre mon «besoin de reconnaissance». Ceci n’est pas un
journal intime. Je m’en tiendrai à l’exemple le plus facile à faire comprendre.
Il parait que ma taille n’est pas celle d’un homme, un vrai. Il me manquerait
une douzaine de centimètres. Les manèges les plus convoités de la vie adulte me
sont donc pour la plupart interdits. Et dans un groupe, le chemin le plus court
entre deux visages passe rarement par le mien. Il est facile de ne pas me voir.
Sans même s’en rendre compte. Ce n’est pas grave. Les choses choisissent rarement où
elles tombent. Moi, oui. Je suis très chanceux. Quand je parle, on écoute. Je
ne suis même pas obligés de faire des pets d’aisselles.
Cet homme a peu de chances de devenir Président des États-Unis. |
Cet homme n'en a aucune... |
Jusqu’à janvier 2006, j’étais aussi parvenu à mener une vie étonnamment, sinon durablement heureuse. J’ai toujours été un véritable artiste de l’instant présent. Les sens en alerte, je me découvre un doigté extraordinaire dès qu’il s’agit de remplir ma vie d’instants agréables. J’avais une épouse qui m’aimait – qui m’aime encore plus aujourd’hui, malgré ma maladie – avec qui j’aimais tant parler, manger, boire et dormir que j’avais pris depuis que je la connaissais une quinzaine de kilos de pur bonheur. Et ça ne faisait que commencer... J’avais aussi de nombreux amis, la plupart véritables, avec lesquels je pouvais fêter n’importe quoi, n’importe quand, sans trop penser au lendemain. Bien sûr, il m’arrivait parfois d’y penser quand même, au lendemain. Je venais d'ailleurs de faire une incursion presque réussie dans le domaine professionnel. Il y avait de quoi être fier. J’avais enseigné la littérature au Collège Jean-de-Brébeuf. Sauf que je n’avais pas complètement fait l’affaire. Ça avait été dur pour l’orgueil. Mais peu importe. L’assurance-emploi à laquelle j’avais «droit» m’avait permis et allait me permettre encore, pour un temps, de me consacrer plus entièrement aux études doctorales prometteuses que je venais d’entreprendre. J’avais mis au point un procédé sûr pour obtenir les meilleures notes: en faire un peu plus que les autres en prenant les choses beaucoup moins au sérieux. Essayez, si jamais vous aimez les succès faciles.
On peut dire qu’en janvier 2006, l’avenir, le vrai, celui qui n’est jamais facile, est arrivé brutalement dans ma vie. Et avec lui des épisodes récurrents d’insomnie, de pertes ou de gains de poids, d’angoisse, d’anxiété, de colère, de paranoïa, de bipolarité, de délire de persécution, d’amnésie, même. Ne me demandez surtout pas de vous parler du printemps 2006 ou de l’hiver 2010. Tout se confond en un magma schizophrénique douloureux. Comme mon ami Stéphane m’avait déjà présenté le DSM-IV, je savais qu’il s’agissait de symptômes authentiques et reconnus de maladie mentale. Mais mon syndrome particulier n’ayant été identifié par aucun psychiatre compétent, j’ai été forcé de me traiter moi-même, avec les résultats qu’on imagine. J’ai essayé, sans toujours maîtriser la posologie, la plupart des médicaments disponibles sans prescription: les méthylxanthines, la nicotiana tabacum, l’ibuprophène, l’éthanol et le tétrahydrocannabinol. J’ai aussi essayé de me soigner par la musique, l’écriture, la cuisine, le jogging… Ne vous moquez pas trop de moi. Quand on est désespéré, on peut essayer n’importe quoi. Et je suis quand même parvenu à faire certains progrès, modestes certes. J’ai réussi à me trouver et à conserver un emploi comme enseignant en littérature au Collège Ahuntsic, sans même bénéficier d’un programme de réinsertion sur le marché du travail. J’ai bien sûr dû renoncer à mes études universitaires. Je ne suis plus jamais parvenu à faire preuve du degré de facilité mentale nécessaire.
Aujourd’hui, la plupart des symptômes ont diminué, mais ils ne sont pas disparus. La maladie est toujours là. Elle ne partira probablement jamais. On peut même dire qu’elle fait partie de moi. Sauf que j’ai maintenant appris à vivre avec elle. Je suis ma maladie.
Je suis un père.
***
Des
années avant d’être père, quand j’avais vingt, vingt-cinq ans, j’aimais dire
aux filles que je souhaitais avoir de nombreux enfants plus tard. Moquez-vous
de moi, je vous en prie. Le pire, c’est que d’une certaine façon, je me croyais
presque quand je disais cela. Mais je n’ignorais surtout pas que ça augmentait
mes «chances». Que ça sonnait mature. Que ça pouvait peut-être même compenser ma petite taille.
Mais
maintenant que j’ai des enfants, je sais que je n’ai jamais vraiment voulu
d’enfants de ma vie. On ne peut pas vraiment vouloir quelque chose qu’on est
incapable de comprendre. On ne peut pas vouloir quelque chose qui transformera
le sens même qu’on peut donner au mot vouloir.
Comprenez-moi bien. Je ne regrette absolument rien. J’aime mes deux filles. Au
plus haut point. Pour rien au monde accepterais-je de les perdre. Et je prends
soin d’elles aussi bien que j’en suis capable. Mieux que bien d’autres pères prennent soin de leurs enfants. Mais mes filles, parce que je suis fou d’elles ou parce qu’elles me
rendent fou (la distinction est purement théorique), ce sont les seules que je
veux. Je ne veux, je ne voudrais jamais d’aucun autre enfant. Et ça,
franchement, à vingt-cinq ans, je ne pouvais pas le savoir d’avance.
De
façon générale, un homme de vingt-cinq ans n’est mu que par trois forces :
la paresse, la recherche du plaisir et la vanité. C’est tout. Ne croyez surtout
pas aux motivations plus profondes ou plus nobles. Un jeune homme peut vous en fournir
aussi rapidement qu’un échantillon de sperme, mais il n’y croira lui-même que
parce qu’il est vaniteux, paresseux et que ça lui fait bien plaisir d’y croire.
Pour synthétiser, on pourrait même aller jusqu’à dire qu’un jeune homme
n’aspire ultimement qu’à une seule chose : se faire tailler une pipe
perpétuelle devant un public admiratif. La pipe n’a pas besoin d’être une pipe.
Le public n’a pas besoin de se masturber devant un écran.
Ceci est une pipe. |
Fondamentalement, le jeune homme est incapable de même imaginer mieux qu’une série ininterrompue de plaisirs obtenus au moindre effort et aptes à
satisfaire aussi sa vanité. C’est la seule forme rationnelle d’aspiration. Demandez
à un économiste. Et un jeune homme est généralement très rationnel. Il sait que
dans la vie, à moins d’être Jacques Villeneuve ou Justin Trudeau, rien n’est
gratuit. Il sait, et ça lui coûte de l’admettre, qu’il devra éventuellement apprendre
à vaincre sa paresse. C’est son seul et ultime combat, c’est là tout son récit.
S’il cède à la paresse, les plaisirs (qui ont leur prix) comme la gloire (qui a
ses sacrifices) lui demeureront inaccessibles. S’il parvient à la surmonter, il
deviendra un homme.
Mais
un père, même si comme moi il n’était pas encore tout-à-fait un homme au moment
de le devenir, découvrira vite que sa vie est aussi mue, désormais, par une force
radicalement inconnue au jeune homme, une force inimaginable même. Une force si
totalement irrationnelle qu’elle ne joue absolument aucun rôle dans le
comportement économique de l’être humain. Une force plus complètement folle que
la maladie mentale, qui a tout de même ceci de raisonnable qu’habituellement,
on n’y consent pas.
Et
cette force, c’est la responsabilité.
***
Il
faut être fou pour devenir responsable.
Parce
que devenir responsable, ça dépasse de loin le simple fait de devenir un homme
en triomphant sur sa paresse de jeune homme.
Devenir
responsable, ça ne veut pas seulement dire cesser de se pogner le cul pour travailler
fort, payer ses impôts, se marier, s’acheter une maison, tondre la pelouse,
prendre
soin des enfants, réparer le toit de la maison, économiser pour l’avenir,
laisser un héritage, ne rien avoir coûté à personne. Ces comportements sont certainement utiles, raisonnables, importants, souhaitables, nécessaires, tout
ce que vous voudrez, mais qu’on ne les qualifie pas de responsables. Moi, je
n’arrive pas à faire tout cela, et qu’on ne me dise jamais que je ne suis pas
responsable.
Être
responsable, c’est être prêt à répondre de ce dont on a la responsabilité,
c’est assumer la responsabilité de tout ce qui arrivera à ce dont on est
responsable, qu’on soit réellement responsable ou non de ce qui arrivera. Vous
pouvez relire la phrase. J’ai fait exprès. Je voulais vous choquer. Je voulais
vous faire prendre conscience du caractère monstrueux de la responsabilité. Vous
avez bien compris. La responsabilité est intellectuellement et moralement scandaleuse.
Être responsable, c’est se porter d’avance volontaire pour un châtiment qu’on
ne mérite probablement pas. Celui qui peut dire : « je sais que ce n’est
pas de ma faute, mais punissez moi quand même, parce qu’il vaut mieux que ce
soit de ma faute », celui-là est responsable. Et c’est un fou.
Je
n’ai plus eu le choix de devenir un homme quand je suis devenu père. Essayez d’être
paresseux quand vous êtes responsable de deux filles. De leur lit et de leur
toit. De leur santé, de leur hygiène et de leur alimentation. De leurs larmes
et de leurs rires. De leurs cris et de leurs sourires. De leur comportement inadéquat
ou digne d’éloges. De leur échec ou de leur réussite scolaires. De leur avenir.
De leurs chagrins et de leurs plaisirs d’amour. De leur capacité à se choisir
des amies, des copains. De leur échec ou de leur réussite professionnels. De
leurs névroses et de leur santé mentale. De leurs dépendances et de leurs projets futurs.
De leur suicide et de leur épanouissement éventuels. Et je n’ai presque aucun contrôle
sur tout cela. Tout dépend de tant de choses : de leur environnement, de
l’école, de leurs amis, de leur société, d’elles-mêmes surtout, de leur
génétique, de leurs désirs, de leurs choix. Mais je n’en suis pas moins
responsable. Alors je fais tout ce que je peux faire, et parfois, ce que je ne
peux pas faire non plus, malheureusement.
Et
ce n’est pas par plaisir. Il y a des moments de plaisir incroyables, quand on
est père, qui compensent amplement les cris, les crises et tout ce qui brise. Mais
ces moments ne compenseront jamais les peines que nos enfants peuvent éprouver.
Je souffrirais moins si je pouvais m’emparer de la souffrance de mes filles et
la garder pour moi seul. Je sais que c’est impossible. Elles ont le droit de
vivre leurs deuils, leurs souffrances et leurs vexations. Elles ont droit de grandir
et de devenir des femmes.
Ce
n’est pas par vanité non plus. J’ai
appris à ne plus trop me vanter de mes filles. Les parents débutants le font souvent.
Ils ne savent pas encore qu’on les juge. Ce que mes filles réussiront à gagner
dans leur vie, une part minuscule de fierté m’en reviendra peut-être, mais
beaucoup plus petite que la leur. C’est la part minimale. Je ne peux pas renoncer à
cette part. Je sais qu’elles veulent que je sois fier d’elles et je le serai,
je le suis déjà.
Ce
que mes filles m’ont donné est plus précieux que tout plaisir ou toute vanité.
Et elles me le donnent à chaque fois que je marche avec elles en public.
Il suffit que je leur tienne la main. Il suffit que je prenne ensuite le temps d’observer
un peu les gens autour de moi.
Je
fais alors une constatation remarquable. Miraculeuse même.
Personne
n’est plus grand que moi.
Meilleur papa au monde? |
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