vendredi 22 mars 2013

La neige est tombée sur notre 22 mars


C'est en arrivant chez moi mardi dernier que m'est venue l'idée de ce billet. La tempête venait d'encombrer d'une vingtaine de centimètres de neige les marches de l'escalier menant chez nous, comme on dit ici. J'estimais toute l'ampleur du travail qui m'attendait. Il me fallait gravir, un peu inutilement, chacune des six marches de l'escalier (oui, oui, six!), m'emparer nonchalamment de la pelle oubliée depuis plus d'un mois sur la galerie, redescendre l'escalier (pourquoi avait-il fallu monter déjà?) tout en pelletant sans conviction la neige accumulée sur chacune des marches (dois-je rappeler qu'il y en avait six?!), remonter une à une ces six marches manifestement mal pelletées (quel manque de civisme!), et enfin laisser tomber négligemment la pelle quelque part, n'importe où, espérons que personne ne se blesse avec. Il y avait là en tout au moins trois minutes d'un labeur complètement abrutissant que je m'apprêtais néanmoins à accomplir avec abnégation. Et c'est alors que pris d'un soudain et irrésistible sentiment de nostalgie, je me suis dit qu'il était grand temps d'écrire un bilan personnel sur le printemps érable, dont on célèbre un peu le premier anniversaire...

C'est un fait météorologique qui m'a d'abord marqué lors du printemps dernier. Il a vraiment fait très chaud. Tellement qu'on pouvait parfois se croire le quatre ou le quatorze juillet. Je ne veux pas sous-estimer ici les rôles louables qu'ont pu jouer la conviction, la solidarité ou le militantisme, mais s'il n'avait pas fait si chaud lors du printemps dernier, Jean Charest serait peut-être encore au pouvoir aujourd'hui. Ce que j'avance sans preuve, vous êtes bien sûr invités à le contredire sans preuve. Mais pour des gens bien ordinaires, des gens difficiles à mobiliser, des gens comme moi, la température a fait toute la différence. Jusqu'à la fin mars, j'avais été plutôt tiède. Je n'avais éprouvé tout au plus que de la bienveillance pour un mouvement étudiant qui réagissait selon moi de façon légitime à une hausse exagérée. J'étais contre cette hausse, mais pas nécessairement contre le principe d'une hausse, et surtout pas au point de faire de véritables efforts. Durant les premières semaines de la grève étudiante, j'avais donc profité de mon «congé» pour me dorloter un peu, pour lire de longs livres profonds, pour pianoter quelques pièces juste assez difficiles, pour commencer l'écriture d'un roman très intimiste. Pendant ce temps Dominique, la femme de ma vie, marchait avec les étudiants, les aidait à s'organiser, leur offrait son soutien stratégique, financier et psychologique. J'aimais prétendre que je demeurais à la maison afin de mieux m'occuper de mes filles, afin de permettre à Dominique d'agir sans contrainte. J'étais le modeste homme au foyer derrière la femme d'action émancipée. Comme le français sait si bien l'exprimer: bullshit que tout cela! Je n'étais rien. 

S'il n'avait pas fait si chaud en mars 2012, j'aurais continué longtemps à me complaire ainsi. Je n'aurais pas participé, un dimanche après-midi ensoleillé, avec Dominique et mes deux filles, à ce qui allait être ma première manifestation. Inutile de dire que je ne tenais pas tant que ça à y aller. Je ne portais pas encore le carré rouge (je le trouvais trop simple, trop conformiste) et je craignais qu'on ne tente de me l'imposer avec des « Pourquoi? », « Vraiment? », « Ah bon… ». Détestant les foules, je devinais aussi qu'au moins l'une de mes filles allait nous révéler par ses cris insupportables qu'elle me ressemblait. Mais il faisait chaud, tellement chaud que j'en avais des sueurs… comment le dire sans vandaliser un meilleur auteur?... des sueurs de honte. Honte dans laquelle m'avait plongé toute mon inaction de plusieurs semaines, honte dont le soulagement méritait bien quelques heures de marche dans la rue. Inexpérimentés que nous étions, nous sommes arrivés beaucoup trop tôt au parc Lafontaine, lieu de rassemblement de la manifestation, sans avoir pensé à apporter de l'eau ou de la nourriture. Le départ fut longtemps retardé. La foule se fit de plus en plus dense. Héloïse, mon aînée, commença à pleurer. Constance, la plus jeune, semblait vouloir l'imiter. Notre belle manifestation familiale allait se révéler un désastre avant même d'avoir commencé. Nous étions décidés à rentrer au plus vite chez nous. Mais nous étions prisonniers de la foule. Il fallait patienter. Et quand enfin on s'est mis à marcher autour de nous, il a fallu suivre. Après avoir attendu si longtemps, cela faisait quand même du bien. Comme plusieurs autres, j'ai profité de la première occasion pour acheter de l'eau et des friandises dans un petit dépanneur qui fit probablement plus de commerce en une heure de manifestation qu'en un mois ordinaire (on n'en parla pas dans les médias). Héloïse cessa dès lors de pleurer, oublia sa fatigue, se mit à chanter des slogans. Constance, qui n'avait que deux ans, imitait sa grande sœur : « Akilaru! Anoularu! ». On pouvait bien continuer un peu... Plus j'avançais, moins j'avais le goût d'arrêter. C'est moi qui insistait. Il ne restait qu'une heure de marche. Pourquoi ne pas se rendre jusqu'au bout? Il y avait tant de gens qu'on pouvait reconnaître, à qui l'on pouvait parler! Il fallait savoir combien nous étions. Plus de trente mille apparemment! Vraiment?! Et que disaient les médias. Quelques milliers? Non, pas vrai?!! À la fin de l'après-midi, il ne faisait pour moi aucun doute que j'allais participer à la grande manifestation du 22 mars.

Et c'est le 22 mars, journée particulièrement chaude (24.2 ºC selon les archives de MétéoMédia), qu'a véritablement commencé le printemps érable. On estime à 200 000 le nombre de manifestants qui ont déambulé à Montréal seulement, et il y a eu des manifestations partout au Québec. Partout au Québec, des journées de grève avaient été votées dans les départements et les facultés, dans les Cégeps et les Universités les moins probables. Des personnes de tout âge, de tous les milieux et de presque toutes les allégeances politiques avaient choisi de participer à cet événement unique, irréductible au seul mouvement étudiant. J'ignorais ce qui se passait, mais je savais que c'était autre chose. Vraiment autre chose. Comme les casseroles allaient être autre chose. Jusqu'au 22 mars, il m'avait semblé que le conflit étudiant opposait deux camps beaucoup trop rationnels, ou du moins beaucoup trop convaincus d'avoir entièrement raison. L'éducation universitaire était utile à la toute la société, aussi devait-elle être gratuite pour tous. L'éducation universitaire bénéficiait aux détenteurs de diplômes, aussi était-ce aux étudiants de payer. Il est généralement difficile de me convaincre de quoi que ce soit par des arguments comme ceux-ci. C'est peut-être parce que je ne suis pas assez rationnel. C'est peut-être parce que je suis trop raisonnable. Vous savez ce que c'est, être raisonnable. Discuter de bonne foi... Accepter des compromis... Chercher des terrains d'entente... Trouver des solutions... Le 22 mars, j'ai constaté en marchant qu'il y avait partout autour de moi d'autres personnes raisonnables, qui auraient été prêtes à discuter, qui auraient été prêtes à faire tout le reste, si seulement le gouvernement, si seulement le monde dans lequel nous vivons leur en avait donné l'occasion. Et j'ai aussi constaté que s'il y en avait dans les deux camps qui étaient convaincus d'avoir entièrement raison, il n'en demeurait pas moins que presque tout ce qu'il y avait de raisonnable au Québec était dans le camp des étudiants, qui commençait drôlement à ressembler au camp de l'universel (je sais ce qu'une telle expression peut avoir d'insensé). L'intolérance, le ressentiment, la haine, la peur, l'ignorance, tout cela ne se manifestait que chez ceux qui nous refusaient le droit de marcher. La suite du printemps allait m'en convaincre chaque jour davantage. Mais à partir du 22 mars, je n'ai plus éprouvé de difficulté à porter le carré rouge.

Source : aupignon.com

Si je n'avais pas constaté tout cela le 22 mars, je n'aurais pas participé ensuite, de plus en plus enthousiaste, à une douzaine de manifestations (ce qui demeure très peu si l'on me compare à nombre de collègues et amis). Et alors je n'aurais pas appris, pour la première fois de ma vie, ce que peut être une véritable indignation, une véritable sainte colère. De celles qu'on se donne le droit d'éprouver sans le moindre remords. Comme celle qui s'empara de moi lorsque Jean Charest annonça son projet de loi visant à limiter la liberté d'association étudiante et à imposer par la force un retour en classe qui ne pouvait être qu'un désastre. S'il m'avait fallu des semaines pour apprendre à porter le carré rouge, il ne me fallut qu'une nuit pour décider d'arborer le carré noir. Le temps de découvrir qu'il existait, tout simplement. Il y a du bon à ne pas être toujours complètement raisonnable. Je ne l'étais pas lorsque j'ai déclaré très solennellement sur Facebook : « si vous êtes d'accord avec le projet de loi 78, faites-le moi savoir: je ne veux plus jamais vous parler! » Et pourtant, quelle joie de constater que ces mots irréfléchis allaient être immédiatement repris par quelques militants bien plus engagés que moi! Je n'étais pas raisonnable non plus lorsque j'ai décidé d'écrire un texte beaucoup plus nuancé pour La Presse (on m'avait refusé au Devoir…). Qui étais-je pour prendre ainsi la parole? Qui étais-je? Quelqu'un dont les mots avaient permis à quelques lecteurs encore plus raisonnables de mieux comprendre la légitimité d'une colère. Quelqu'un qui avait réussi à partager quelque chose de simple et pourtant précieux. Quelqu'un qui allait continuer à écrire pour essayer encore de partager... des colères, mais aussi des enthousiasmes. Relations d'incertitudes n'existerait pas si ce n'avait été du 22 mars, si ce n'avait été du projet de loi 78, si ce n'avait été des casseroles. Je dois beaucoup au printemps dernier. Beaucoup plus qu'il me doit. 

Et parce que je n'ai pas oublié ma dette, aujourd'hui, quand il est temps de déneiger, je déneige. J'ai bien sûr déneigé mon petit escalier lors de la tempête, mardi dernier. Que pensiez-vous? Que j'allais attendre que le soleil fasse tout fondre? Que j'allais encore une fois laisser Dominique s'occuper des choses les plus importantes? On ne doit jamais attendre pour déneiger. On ne sait jamais quand quelqu'un aura besoin de venir chez soi. On ne sait jamais quand et avec qui il faudra sortir. Il faut déneiger, déneiger encore, déneiger sans cesse, parce qu'on ne peut pas toujours attendre que le soleil fasse toujours si bien les choses qu'au printemps dernier. Parfois, il semble presque que le soleil ne veuille plus se lever du tout. Comme cette année, justement. Sauf qu'on ne sait jamais quand viendra le temps de reprendre la marche. Ce qu'il nous reste de mieux à faire en attendant, c'est déneiger, c'est pelleter, c’est déblayer, c'est dégager les voies. Pour être prêts quand un meilleur printemps reviendra.

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2 commentaires:

  1. Je m'étonne fortement d'être le premier à commenter ce texte émouvant, tout en retenue, feutré par la neige de cet interminable hiver 2013.

    Loin de l'amertume ou de la déprime "post", ce billet fait apparaître, pour citer (encore et toujours) Miron, la "profuse lumière" du "camp de l'universel" (j'ai adoré ce trait), qui est plus que la somme de nos maigres contributions ; une lumière qui est certes un peu intangible et encore faiblarde en cette fin d'hiver, mais toujours pleine de promesses et d'une profonde chaleur humaine, et que ton texte a l'immense mérite de nous faire ressentir.

    merci Phil.

    J

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    1. Je reçois en général très peu de commentaires sur le blogue, mais je sais que ce texte-ci a été partagé de nombreuses fois (relativement aux autres) et que l'accueil fut très favorable sur Facebook comme dans la «rue»...

      Merci J.

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