mercredi 12 décembre 2012

Plaisirs solitaires


J'ai lu ce matin une nouvelle qui m'a profondément troublé. L'histoire a eu beau se dérouler presque à l'autre bout du monde, en Nouvelle-Écosse pour être précis, elle me hantera probablement pour le reste de mes jours. Pour être franc, j'ignore même si je serai capable à l'avenir de regarder sans rougir la plupart des gens qui m'entourent. Vous comprendrez bientôt pourquoi. Cette histoire, c'est celle d'un homme, Peter Speight, qui a perdu son emploi en 2008 parce qu'il avait été accusé d'un crime qu'il avait reconnu commettre et qui, ayant depuis reçu une absolution inconditionnelle pour ce crime, voudrait retrouver son emploi et se faire rembourser le salaire qu'il n'a pas reçu depuis son congédiement. Peter Speight était enseignant dans une école primaire, un emploi qui requiert beaucoup d'empathie et, les enfants étant ce qu'ils sont, beaucoup de maîtrise de soi. C'est pourquoi les parents de l'école primaire de New Germany s'opposent à son retour en classe, le crime en question prouvant chez le coupable de sérieuses lacunes quant à ces deux qualités.

Je ne blâme pas les parents. J'aime comme à peu près tout le monde les histoires pétries d'espoir ou d'optimisme – je pense à ces histoires où les «méchants» obtiennent la rédemption au terme d'un repentir émouvant, comme Crime et Châtiment, La Guerre des étoiles ou l'affaire Guy Turcotte. Mais je n'aime pas moins, comme à peu près tout le monde aussi, les récits impitoyables et cruels, où la condamnation est finale et sans appel, comme Au Cœur des ténèbres, Kill Bill ou l'histoire de l'humanité. Ce qui m'a le plus profondément choqué dans l'histoire de Peter Speight, ce n'est pas l'absence de miséricorde chez les parents indignés. C'est le crime lui-même. Non que ce crime fut particulièrement horrible. Mais ce crime n'en dépassait pas moins mon entendement limité. Il est temps de le résumer: à trois reprises, Peter Speight aurait immobilisé sa voiture devant des femmes inconnues pour se masturber devant-elles. J'imagine que votre première réaction à cette nouvelle ressemblera à celle que j'ai eu ce matin: mais qu'est-ce que la masturbation?

Je ne suis pas un spécialiste. Il est tout à fait normal d'ignorer la signification, voire l'existence d'un terme spécialisé concernant la mécanique automobile (ce fut ma première hypothèse), et qui plus est d'origine latine. Mais si l'on avait employé ce terme sans explication dans une manchette de journal, c'est qu'une majorité de mes contemporains devaient avoir une idée au moins vague de ce qu'il pouvait signifier. J'ai fait ce que n'importe qui aurait fait dans ma situation, j'ai googlé candidement l'expression masturbation voiture. Vous direz que je n'aurais pas dû… The horror! The horror! Non sans trembler, j'ai ensuite tapé le mot masturbation seul sur Wikipédia. Je n'ai jamais autant appris en si peu de temps. La masturbation, du latin manustupare signifiant polluer manuellement (j'ignorais que l'Antiquité avait su exprimer de si fines nuances écologiques), autrement désignée par les termes ou expressions onanisme, branlette, plaisir solitaire, temps pour soi, va-et-vient-très-personnel, etc., désignerait tout un ensemble de pratiques d'auto-gratification. Ces pratiques, dont les origines sont semble-t-il immémoriales, auraient peu évolué avant l'ère chrétienne et auraient connu une extension extraordinaire depuis l'apparition d'internet. J'ai appris une foule d'autres choses, mais je vous épargne les détails et laisse les plus curieuses, les plus curieux parmi vous faire leurs propres recherches seules ou seuls.

Jusqu'à ce matin, j'ignorais donc tout de la masturbation, la chose pas moins que le mot (j'avais pourtant lu Michel Foucault), et je n'en ai bien sûr pas encore fait l'expérience (je doute d'ailleurs que le temps des fêtes et la fin de session qui approchent m'en laissent le loisir). Mais je n'ai pas eu de difficulté à comprendre l'essentiel du concept. Comme si je redevenais cet enfant qui venait d'apprendre... à compter et réalisait soudain la toute-puissance des mathématiques, la découverte de ce terme a eu sur moi l'effet d'une révélation. Ainsi que le Dieu caché de Blaise Pascal, la masturbation est en fait omniprésente, même si on ne parvient jamais qu'imparfaitement à en prouver l'existence. Il faut seulement savoir interpréter les signes. C'est donc un guide d'interprétation de ces signes que je vous offre aujourd'hui, en guise de cadeau, chères lectrices et chers lecteurs, à l'occasion de cette très chrétienne fête de Noël. Les plus informés parmi vous considéreront vraisemblablement ce qui suit comme l'expression naïve et innocente d'une ignorance à laquelle il ne faudrait peut-être pas se fier. Comme le diraient les américains, ces chefs de file incontestés dans l'industrie de la jouissance de soi: au contraire, mon frère.

Petit glossaire alphabétique de la masturbation
Masturbation artistique
Prendre plaisir au fait d'appartenir à une communauté socio-écono-intello-culturelle considérant une œuvre d'art pertinente uniquement en fonctions de la communauté socio-écono-intello-culturelle de son créateur et ne considérant dignes de critiquer ladite œuvre que celles et ceux qui appartiennent à l'une ou l'autres des ces deux communautés (qui peuvent en fait n'en former qu'une seule).
Synonymes : snobisme, populisme.

Masturbation économique
Prendre plaisir à faire de l'argent avec son propre argent, sans se rendre compte que cette production implique le plus souvent l'exploitation d'autrui, qu'elle prive de tout, y compris la dignité, la sécurité, l'éducation, la santé et le droit de se plaindre. Sous sa forme sadique, la masturbation économique peut se rendre compte de tout ceci et y prendre plaisir.
Synonyme : capitalisme.

Masturbation intellectuelle
Prendre plaisir à l'apparente cohérence de ses propres idées, sans égard au fait que ces idées puissent être contredites pas les faits (fût-ce l'existence même de la réalité) ou exprimer des valeurs non partagées par autrui (qui de toute façon n'existe pas en tant que tel).
Synonyme: idéologie, système philosophique.

Masturbation littéraire
Relire attentivement la définition de masturbation artistique et se demander si la syntaxe n'en constitue pas un bon exemple. Relire la dernière phrase et se demander si elle ne comporte pas deux significations distinctes.

Masturbation médiatique
Prendre plaisir à analyser tout phénomène comme s'il s'agissait uniquement d'un phénomène médiatique. Exemples : parler d'une chose parce qu'on en parle; critiquer qui que ce soit uniquement à cause de ses difficultés à communiquer efficacement, en tenant compte d'une multitude de perceptions qu'il ne faut jamais froisser, un message qui ne compte jamais en tant que tel. 
Synonymes : communication, journalisme actuel.

Masturbation morale
Prendre plaisir à la pureté de sa propre attitude morale, sans égard aux conséquences réelles et complexes de ses actes sur les circonstances socio-économiques permettant l'adoption d'une telle attitude, et sans égard au fait que d'autres attitudes morales peuvent être plus exigeantes dans la mesure précise où elles interdisent de prendre un tel plaisir…
Synonymes: adolescence, authenticité, certaines formes d'écologisme et de végétalisme

Masturbation politique
Prendre plaisir à défendre le seul mouvement marginal, le seul parti minoritaire, le seul chef politique peu connu qui a réellement raison:
1)      au point de vue des principes, et ce, sans réaliser que la seule façon d'avoir raison quant aux principes politiques, c'est d'être seul au monde;
2)      au point de vue de la stratégie à adopter, et ce, sans réaliser que cette stratégie ne fonctionnera que si personne n'en essaie d'autre.
Synonymes: partisanerie, radicalisme, etc. (les prochaines élections provinciales devraient en fournir plusieurs).

Masturbation psychologique
Prendre plaisir à une souffrance psychique chronique dont on pourrait se libérer assez facilement avec un peu d'efforts sérieux, mais à laquelle on tient parce que l'identité de victime ou l'attention particulière que l'on obtient d'autrui, de même que le droit que l'on se donne d'être généralement désagréable, en dépendent.
Synonyme: névrose

Masturbation sexuelle
Se donner du plaisir sexuel à soi-même, seul ou avec autrui (auquel cas la masturbation consiste à prendre du plaisir sans égard au plaisir d'autrui ou à donner du plaisir à autrui uniquement par orgueil). Il va de soi que la masturbation solitaire est beaucoup moins dommageable.
Synonyme: sexualité tout court (trop souvent du moins).

Fichier:Corset-onanisme.png

Sur ces considérations lexicales peut-être douteuses, mais qui égaieront certainement vos relations avec autrui, je vous souhaite de Joyeuses fêtes! Je vais me reposer un peu, m'amuser beaucoup avec ma famille et mes amis, et vous revient, un peu moins ignorant, dans quelques semaines.

Si vous aimez, partagez.

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