J'ai lu ce matin une nouvelle qui m'a profondément troublé.
L'histoire a eu beau se dérouler presque à l'autre bout du monde, en
Nouvelle-Écosse pour être précis, elle me hantera probablement pour le reste
de mes jours. Pour être franc, j'ignore même si je serai capable à l'avenir de
regarder sans rougir la plupart des gens qui m'entourent. Vous comprendrez
bientôt pourquoi. Cette histoire, c'est celle d'un homme, Peter Speight, qui a
perdu son emploi en 2008 parce qu'il avait été accusé d'un crime qu'il avait reconnu
commettre et qui, ayant depuis reçu une absolution inconditionnelle pour ce
crime, voudrait retrouver son emploi et se faire rembourser le salaire qu'il
n'a pas reçu depuis son congédiement. Peter Speight était enseignant dans une
école primaire, un emploi qui requiert beaucoup d'empathie et, les enfants
étant ce qu'ils sont, beaucoup de maîtrise de soi. C'est pourquoi les parents
de l'école primaire de New Germany s'opposent à son retour en classe, le crime
en question prouvant chez le coupable de sérieuses lacunes quant à ces deux
qualités.
Je ne blâme pas les parents. J'aime comme à peu près tout le
monde les histoires pétries d'espoir ou d'optimisme – je pense à ces histoires où
les «méchants» obtiennent la rédemption au terme d'un repentir émouvant, comme Crime et Châtiment, La Guerre des étoiles ou l'affaire Guy Turcotte. Mais je n'aime pas
moins, comme à peu près tout le monde aussi, les récits impitoyables et cruels,
où la condamnation est finale et sans appel, comme Au Cœur des ténèbres, Kill Bill
ou l'histoire de l'humanité. Ce qui m'a le plus profondément choqué dans
l'histoire de Peter Speight, ce n'est pas l'absence de miséricorde chez les
parents indignés. C'est le crime lui-même. Non que ce crime fut
particulièrement horrible. Mais ce crime n'en dépassait pas moins mon
entendement limité. Il est temps de le résumer: à trois reprises, Peter Speight
aurait immobilisé sa voiture devant des femmes inconnues pour se masturber
devant-elles. J'imagine que votre première réaction à cette nouvelle ressemblera à
celle que j'ai eu ce matin: mais qu'est-ce que la
masturbation?
Je ne suis pas un spécialiste. Il est tout à fait normal
d'ignorer la signification, voire l'existence d'un terme spécialisé concernant la
mécanique automobile (ce fut ma première hypothèse), et qui plus est d'origine
latine. Mais si l'on avait employé ce terme sans explication dans une manchette
de journal, c'est qu'une majorité de mes contemporains devaient avoir une idée
au moins vague de ce qu'il pouvait signifier. J'ai fait ce que n'importe qui
aurait fait dans ma situation, j'ai googlé
candidement l'expression masturbation
voiture. Vous direz que je n'aurais
pas dû… The horror! The horror! Non
sans trembler, j'ai ensuite tapé le mot masturbation
seul sur Wikipédia. Je n'ai jamais autant appris en si peu de temps. La
masturbation, du latin manustupare
signifiant polluer manuellement (j'ignorais
que l'Antiquité avait su exprimer de si fines nuances écologiques), autrement
désignée par les termes ou expressions onanisme,
branlette, plaisir solitaire, temps pour
soi, va-et-vient-très-personnel, etc., désignerait
tout un ensemble de pratiques d'auto-gratification. Ces pratiques, dont les
origines sont semble-t-il immémoriales, auraient peu évolué avant l'ère
chrétienne et auraient connu une extension extraordinaire depuis l'apparition
d'internet. J'ai appris une foule d'autres choses, mais je vous épargne les
détails et laisse les plus curieuses, les plus curieux parmi vous faire leurs
propres recherches seules ou seuls.
Jusqu'à ce matin, j'ignorais donc tout de la masturbation,
la chose pas moins que le mot (j'avais pourtant lu Michel Foucault), et je n'en
ai bien sûr pas encore fait l'expérience (je doute d'ailleurs que le temps des
fêtes et la fin de session qui approchent m'en laissent le loisir). Mais je
n'ai pas eu de difficulté à comprendre l'essentiel du concept. Comme si je
redevenais cet enfant qui venait d'apprendre... à compter et réalisait soudain la
toute-puissance des mathématiques, la découverte de ce terme a eu sur moi
l'effet d'une révélation. Ainsi que le Dieu caché de Blaise Pascal, la
masturbation est en fait omniprésente, même si on ne parvient jamais
qu'imparfaitement à en prouver l'existence. Il faut seulement savoir
interpréter les signes. C'est donc un guide d'interprétation de ces signes que
je vous offre aujourd'hui, en guise de cadeau, chères lectrices et chers
lecteurs, à l'occasion de cette très chrétienne fête de Noël. Les plus informés
parmi vous considéreront vraisemblablement ce qui suit comme l'expression naïve
et innocente d'une ignorance à laquelle il ne faudrait peut-être pas se fier. Comme
le diraient les américains, ces chefs de file incontestés dans l'industrie de
la jouissance de soi: au contraire, mon
frère.
Petit glossaire alphabétique de la masturbation
Masturbation
artistique
Prendre plaisir au fait d'appartenir à une communauté
socio-écono-intello-culturelle considérant une œuvre d'art pertinente
uniquement en fonctions de la communauté socio-écono-intello-culturelle de son
créateur et ne considérant dignes de critiquer ladite œuvre que celles et ceux
qui appartiennent à l'une ou l'autres des ces deux communautés (qui peuvent en
fait n'en former qu'une seule).
Synonymes : snobisme, populisme.
Masturbation
économique
Prendre plaisir à faire de l'argent avec son propre argent,
sans se rendre compte que cette production implique le plus souvent
l'exploitation d'autrui, qu'elle prive de tout, y compris la dignité, la
sécurité, l'éducation, la santé et le droit de se plaindre. Sous sa forme sadique, la masturbation économique peut se rendre compte de tout ceci et y prendre plaisir.
Synonyme : capitalisme.
Masturbation
intellectuelle
Prendre plaisir à l'apparente cohérence de ses propres idées,
sans égard au fait que ces idées puissent être contredites pas les faits
(fût-ce l'existence même de la réalité) ou exprimer des valeurs non partagées
par autrui (qui de toute façon n'existe pas en tant que tel).
Synonyme: idéologie, système philosophique.
Masturbation littéraire
Relire attentivement la définition de masturbation artistique et se demander si la syntaxe n'en constitue pas un bon exemple. Relire la dernière phrase et se demander si elle ne comporte pas deux significations distinctes.Masturbation médiatique
Prendre plaisir à analyser tout phénomène comme s'il
s'agissait uniquement d'un phénomène médiatique. Exemples : parler d'une chose
parce qu'on en parle; critiquer qui que ce soit uniquement à cause de ses difficultés
à communiquer efficacement, en tenant compte d'une multitude de perceptions
qu'il ne faut jamais froisser, un message qui ne compte jamais en tant que tel.
Synonymes : communication, journalisme actuel.
Masturbation morale
Prendre plaisir à la pureté de sa propre attitude morale,
sans égard aux conséquences réelles et complexes de ses actes sur les
circonstances socio-économiques permettant l'adoption d'une telle attitude, et
sans égard au fait que d'autres attitudes morales peuvent être plus exigeantes
dans la mesure précise où elles interdisent de prendre un tel plaisir…
Synonymes: adolescence, authenticité, certaines formes d'écologisme et de végétalisme
Masturbation
politique
Prendre plaisir à défendre le seul mouvement marginal, le seul parti minoritaire,
le seul chef politique peu connu qui a réellement raison:
1) au
point de vue des principes, et ce, sans réaliser que la seule façon d'avoir
raison quant aux principes politiques, c'est d'être seul au monde;
2) au
point de vue de la stratégie à adopter, et ce, sans réaliser que cette
stratégie ne fonctionnera que si personne n'en essaie d'autre.
Synonymes: partisanerie, radicalisme, etc. (les prochaines élections provinciales devraient en fournir plusieurs).
Masturbation
psychologique
Prendre plaisir à une souffrance psychique chronique dont on pourrait se
libérer assez facilement avec un peu d'efforts sérieux, mais à laquelle on
tient parce que l'identité de victime ou l'attention particulière que l'on
obtient d'autrui, de même que le droit que l'on se donne d'être généralement
désagréable, en dépendent.
Synonyme: névrose
Masturbation sexuelle
Se donner du plaisir sexuel à soi-même, seul ou avec autrui
(auquel cas la masturbation consiste à prendre du plaisir sans égard au plaisir
d'autrui ou à donner du plaisir à autrui uniquement par orgueil). Il va de soi
que la masturbation solitaire est beaucoup moins dommageable.
Synonyme: sexualité tout court (trop souvent du moins).
Sur ces considérations lexicales peut-être douteuses, mais
qui égaieront certainement vos relations avec autrui, je vous souhaite de
Joyeuses fêtes! Je vais me reposer un peu, m'amuser beaucoup avec ma famille et mes amis, et vous revient, un peu moins
ignorant, dans quelques semaines.
Si vous aimez, partagez.
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