mardi 12 juin 2012

La chute

Au premier jour l'homme se réveille seul. Était-il seul avant de s'endormir. Il ne s'en souvient plus. Pourquoi ne s'en souvient-il plus. Il est nu, il s'en rend compte. Pourtant il n'a jamais dormi nu. Il se sent regardé, mais il ignore comment, par qui, par quoi. Qu'est-il arrivé. Il n'arrive plus à se souvenir de la veille. Il n'arrive pas à ouvrir les yeux non plus, la lumière semble trop aveuglante. Il fait chaud, un peu trop chaud, et le côté gauche de son corps, sur lequel il a dormi, est moite et brûlant. Il essaie d'ouvrir les yeux, à peine un quart de seconde, mais une douleur éblouissante pénètre ses iris. Quelle est la sensation de deux poignards qui transperceraient le cerveau. Il le découvre. Il n'osera plus jamais ouvrir complètement les yeux. Il tente de se relever en s'appuyant sur le sol avec la paume de sa main gauche. La texture du sol lui rappelle du sable, un sable trop chaud et tranchant, un sable infiniment fin de diamants abrasifs, qui lui écorche la chair doucement, égratignant chacune de ses cellules, une fêlure infinitésimale à la fois. La paume de sa main gauche est déjà recouverte d'un mince film rouge, il le devine. Il n'arrivera pas à regarder, mais il faut qu'il essaie. Il place ses deux paumes sur son visage, les doigts remontent jusqu'au front, laissant une mince fente devant chaque œil, entre le majeur et l'annulaire de chaque main. Il entrouvre un œil, point minuscule au centre d'une croix de chair. Puis il le ferme et entrouvre l'autre. Puis l'un. Puis l'autre. Il ne peut faire autrement, la douleur est trop vive. Quelle est la sensation de deux longues aiguilles qui perforeraient le cerveau. Il le découvre. Il arrive au moins à entrevoir où il est. Une rivière de sable étincelant, qui descend et descend dans des méandres sans fins, à perte de vue. Cette rivière n'est nulle part. Tout est d'un noir absolu sauf la rivière elle-même, qui agresse son regard comme un soleil de soleils. Quand il n'en peut plus de regarder, quand il ferme les yeux enfin, il réalise que la rivière s'est imprimée pour de bon sur sa rétine, sur son cerveau, il ne cessera plus jamais de la voir. Où descend-elle, où va-t-elle. Quelque chose l'inquiète. Même quand son regard descend avec elle et s'éloigne infiniment, la rivière ne semble pas moins brillante. C'est impossible. Il veut poser sa main gauche un peu plus loin, mais elle rencontre le vide. Il doit être près du rivage. Il plonge à nouveau la main dans ce vide, un vide épais et presque présent, dont il sent la profondeur illimitée. Comment peut-on sentir cela, le vide. Il perd connaissance.

Au deuxième jour l'homme se réveille seul. Il comprend qu'il sera toujours seul. Il se souvient vaguement de la veille. Sa mémoire est mauvaise. Le tracé sinueux de la rivière blesse désormais son regard. Il n'ouvre plus les yeux. Il saigne partout du flanc gauche. Il faudra dormir du côté droit la prochaine fois. La chaleur est plus intense, la lumière est plus vive, elle traverse ses paupières comme deux vitres givrées. Plus il descendra plus il fera chaud. Plus il descendra plus la lumière sera insupportable. Mais pour la première fois il entend quelque chose. Émergeant de l'indicible bruit du sable qui s'écoule sans fin, il entend de la musique. C'est du piano. Il reconnaît la pièce. C'est la Sonate au clair de lune. Pourquoi se souvient-il de cette pièce et de rien d'autre. Qui a composé cette pièce. Il n'en connaît que le titre. C'est la Sonate au clair de lune. Il reste couché sur le dos et glisse avec le sable dans les profondeurs infinies. Il écoute la musique. Imperceptiblement, les notes sont de plus en plus fortes. Il glisse ainsi en écoutant la musique et sent son dos se désintégrer lentement, très lentement. La douleur est gênante, mais deviendra bientôt torture. La musique est tellement forte. Il se relève, trop rapidement, et déchire les paumes de ses deux mains. Il faut remonter, il faut remonter à tout prix. Il fait moins chaud là-haut, la lumière est moins violente, on n'entend rien. Bientôt la musique sera assourdissante. La Sonate au clair de lune joue toujours, toujours plus fort. Il faut remonter, alors il se lève et se retourne. Il n'a plus besoin d'ouvrir les yeux, il voit nettement à travers ses paupières. Il fait un premier pas et endommage un peu la plante de son pied droit. Puis celle de son pied gauche. Un pas après l'autre, il n'avance ni ne recule. En y mettant toutes ses forces qui l'abandonnent déjà, il n'arrive qu'à compenser le mouvement de la rivière. Pendant ce temps ses pieds s'anéantissent davantage à chaque pas. Il devine le mélange de sang, de chair, de sable et de lumière. Il va bientôt abandonner et se rasseoir. La musique est trop forte, elle est devenue insupportable. Il prend une poignée de sable. Il sent le sable qui écorche lentement ses mains et coule à travers elles. Penchant la tête d'un côté, puis de l'autre, il verse un peu de sable dans chacune de ses oreilles. Le sable déchire ses tympans. Quelle est la sensation de milliards de points qui se fraieraient un chemin à travers le cerveau. Il le découvre. Il n'entend désormais plus rien. Il se sent obscurément soulagé, mais la douleur persiste et augmente. Qu'a-t-il a perdre. Regardant de ses yeux fermés l'abîme béant à sa gauche, il essaie de parler, mais réalise qu'il n'a plus de voix. Il crie silencieusement : « Demain je m'élance. »

Au troisième jour l'homme se réveille seul. Il lui semble se souvenir qu'il sera toujours seul. Sa mémoire est mauvaise. Il est nu et se sent observé. Dort-il nu d'habitude. Il ne s'en souvient plus. C'est sa douleur au flanc droit qui l'a réveillé. Il saigne abondamment. Il sent partout autour de lui une lumière qui l'agresse, qu'il devine presque passer à travers lui. Il lui semble aussi entendre quelque chose. N'a-t-il pas percé ses tympans la veille. Il tente de toucher ses oreilles avec ses mains, mais ne sent plus ni ses oreilles ni ses mains. Ce qu'il entend, il l'entend par tout son corps. Comme un battement régulier qui imprimerait à tous ses os une vibration harmonieuse et régulière. Un, deux, trois, un, deux, trois, un, deux, trois, un deux, trois. Il reconnaît la pièce. C'est la Sonate au clair de lune. Pourquoi se souvient-il de cette pièce et de rien d'autre. Par-dessus l'indescriptible odeur minérale du sable qui s'écoule infiniment, il sent quelque chose de nouveau. Une odeur agréable, humaine, féminine. Une odeur de cheveux propres, mais sans parfum. Il lui semble reconnaître cette odeur, mais il n'arrive pas à l'identifier. Sa mémoire est mauvaise. Il pleure. Pourquoi désire-t-il tant pleurer. C'est cette odeur de cheveux propres. Il pleure et ses larmes lui brûlent la peau, avant de sécher à l'atroce chaleur, qui toujours et toujours augmente. Qui est-il. Que lui arrive-t-il. Il reste couché sur le dos et glisse doucement avec le sable dans les profondeurs infinies. Il écoute la musique avec ses os. Perceptiblement maintenant, les notes deviennent plus fortes, encore plus fortes. Il glisse ainsi en écoutant la musique et sent son dos humide se pulvériser de plus en plus. Il sent aussi la douce odeur de cheveux s'épaissir dans ses narines, dans sa bouche, dans sa gorge. L'odeur devient presque huileuse, solide. Les tremblement de ses os sont désormais visibles et lui donnent la nausée. Il garde les mains devant les yeux pour se protéger de la lumière, mais il voit maintenant à travers ses mains, comme à travers deux vitres givrées. La chaleur l'étouffe et il voudrait vomir, mais il n'ose plus rien faire, chaque geste le tourmente et l'anéantit davantage. Il voudrait remonter la rivière. Il ne remontera pas la rivière. Il n'essaiera pas de le faire. Il pense aux cheveux dont il sent le parfum. Il le reconnaît. Il la reconnaît. Qui est-elle. Il pleure. Pourra-t-il en supporter davantage. Regardant à travers ses deux mains diaphanes l'abîme béant à sa gauche, il voudrait parler, mais il lui semble se souvenir qu'il n'a plus de voix. Il crie silencieusement : « Demain je m'élance. »



                         Valentina Lisitsa
                         1er mouvement de la Sonate au clair de lune

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