Au deuxième jour l'homme se réveille seul. Il comprend qu'il
sera toujours seul. Il se souvient vaguement de la veille. Sa mémoire est
mauvaise. Le tracé sinueux de la rivière blesse désormais son regard. Il n'ouvre
plus les yeux. Il saigne partout du flanc gauche. Il faudra dormir du côté
droit la prochaine fois. La chaleur est plus intense, la lumière est plus vive,
elle traverse ses paupières comme deux vitres givrées. Plus il descendra plus
il fera chaud. Plus il descendra plus la lumière sera insupportable. Mais pour la
première fois il entend quelque chose. Émergeant de l'indicible bruit du sable
qui s'écoule sans fin, il entend de la musique. C'est du piano. Il reconnaît la pièce.
C'est la Sonate
au clair de lune. Pourquoi se souvient-il de cette pièce et de rien d'autre.
Qui a composé cette pièce. Il n'en connaît que le titre. C'est la Sonate au clair de lune. Il
reste couché sur le dos et glisse avec le sable dans les profondeurs infinies.
Il écoute la musique. Imperceptiblement, les notes sont de plus en plus fortes. Il
glisse ainsi en écoutant la musique et sent son dos se désintégrer lentement, très
lentement. La douleur est gênante, mais deviendra bientôt torture. La musique
est tellement forte. Il se relève, trop rapidement, et déchire les paumes de ses
deux mains. Il faut remonter, il faut remonter à tout prix. Il fait moins chaud
là-haut, la lumière est moins violente, on n'entend rien. Bientôt la
musique sera assourdissante. La
Sonate au clair de lune joue toujours, toujours plus fort. Il
faut remonter, alors il se lève et se retourne. Il n'a plus besoin d'ouvrir les
yeux, il voit nettement à travers ses paupières. Il fait un premier pas et endommage un peu la plante de son pied droit. Puis celle de son pied gauche. Un pas après l'autre, il n'avance
ni ne recule. En y mettant toutes ses forces qui l'abandonnent déjà, il n'arrive
qu'à compenser le mouvement de la rivière. Pendant ce temps ses pieds s'anéantissent davantage à chaque pas. Il devine le mélange de sang, de chair, de
sable et de lumière. Il va bientôt abandonner et se rasseoir. La musique est
trop forte, elle est devenue insupportable. Il prend une poignée de sable. Il
sent le sable qui écorche lentement ses mains et coule à travers elles. Penchant la tête d'un
côté, puis de l'autre, il verse un peu de sable dans chacune de ses oreilles. Le sable déchire ses tympans. Quelle est la sensation de milliards de points qui se fraieraient un chemin à travers le cerveau. Il le découvre. Il n'entend désormais plus rien. Il se sent obscurément
soulagé, mais la douleur persiste et augmente. Qu'a-t-il a perdre. Regardant de ses yeux fermés
l'abîme béant à sa gauche, il essaie de parler, mais réalise qu'il n'a plus de
voix. Il crie silencieusement : « Demain je m'élance. »
Au troisième jour l'homme se réveille seul. Il lui semble se
souvenir qu'il sera toujours seul. Sa mémoire est mauvaise. Il est nu et se
sent observé. Dort-il nu d'habitude. Il ne s'en souvient plus. C'est sa douleur au flanc droit qui l'a réveillé. Il saigne abondamment. Il
sent partout autour de lui une lumière qui l'agresse, qu'il devine presque
passer à travers lui. Il lui semble aussi entendre quelque chose. N'a-t-il pas
percé ses tympans la veille. Il tente de toucher ses oreilles avec ses mains,
mais ne sent plus ni ses oreilles ni ses mains. Ce qu'il entend, il l'entend
par tout son corps. Comme un battement régulier qui imprimerait à tous ses os
une vibration harmonieuse et régulière. Un, deux, trois, un, deux, trois, un,
deux, trois, un deux, trois. Il reconnaît la pièce. C'est la Sonate au clair de lune.
Pourquoi se souvient-il de cette pièce et de rien d'autre. Par-dessus l'indescriptible odeur minérale du sable qui s'écoule infiniment, il sent quelque chose de nouveau. Une odeur agréable, humaine, féminine. Une odeur de cheveux propres, mais sans
parfum. Il lui semble reconnaître cette odeur, mais il n'arrive pas à
l'identifier. Sa mémoire est mauvaise. Il pleure. Pourquoi désire-t-il tant
pleurer. C'est cette odeur de cheveux propres. Il pleure et ses larmes lui brûlent la peau, avant de sécher à l'atroce
chaleur, qui toujours et toujours augmente. Qui est-il. Que lui arrive-t-il. Il reste couché sur le dos et glisse doucement avec le sable dans les
profondeurs infinies. Il écoute la musique avec ses os. Perceptiblement
maintenant, les notes deviennent plus fortes, encore plus fortes. Il glisse
ainsi en écoutant la musique et sent son dos humide se pulvériser de plus en plus. Il
sent aussi la douce odeur de cheveux s'épaissir dans ses narines, dans sa
bouche, dans sa gorge. L'odeur devient presque huileuse, solide. Les
tremblement de ses os sont désormais visibles et lui donnent la nausée. Il
garde les mains devant les yeux pour se protéger de la lumière, mais il voit maintenant à
travers ses mains, comme à travers deux vitres givrées. La chaleur l'étouffe et
il voudrait vomir, mais il n'ose plus rien faire, chaque geste le tourmente et
l'anéantit davantage. Il voudrait remonter la rivière. Il ne remontera pas la rivière. Il n'essaiera pas de le
faire. Il pense aux cheveux dont il sent le parfum. Il le reconnaît. Il la reconnaît. Qui est-elle. Il pleure. Pourra-t-il en supporter davantage. Regardant à travers ses deux mains diaphanes l'abîme béant à sa gauche, il voudrait parler, mais il lui semble se souvenir qu'il n'a plus
de voix. Il crie silencieusement : « Demain je m'élance. »
Valentina Lisitsa
1er mouvement de la Sonate au clair de lune
1er mouvement de la Sonate au clair de lune
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