mardi 3 juillet 2012

Crises d'enfants rois

On a beaucoup parlé d'enfants rois durant les derniers mois, mal et en mal. Qu'on en parle en mal, cela ne me fâche pas, même si personnellement, je les aime. Parce que j'aimerais aimer tout le monde, bien sûr. Parce que j'adorerais pouvoir gâter ces enfants jusqu'à la moelle, les vanter avec toute l'éloquence dont je suis capable, tout faire à leur place et les féliciter quand même, négocier constamment avec eux et les laisser toujours gagner. Du moins les enfants des autres... Quels beaux défis stimulants leurs parents devraient-ils ensuite affronter à la maison grâce à moi! Je résisterai quand même à la tentation de les excuser, d'expliquer que ce n'est pas de leur faute, que si ce sont des enfants rois, c'est celle de leurs parents qui les ont élevés ainsi, parce que ce serait continuer à les traiter en enfants rois, justement. Et de toute façon, si leurs parents sont si mauvais, ne peut-on pas dans le fond en rejeter la faute sur les grands-parents, et donc les arrière-grands-parents, les arrière-arrière-grands parents, Adam et Ève, Prométhée, Dieu, Matthieu Bock-Côté, que sais-je? Dans le monde où je vis, un monde sans péché originel ou autre, il n'y a pas d'excuse non plus.

Qu'on parle si mal des enfants roi, c'est ce qui me fâche le plus. L'enfant roi serait le symptôme marquant le stade terminal du modèle québécois, la preuve évidente (et pourtant à refaire constamment?) de l'échec de ce syndicalisme corporatiste contre lequel les Éric Duhaime, Joseph Facal, Lucien Bouchard et autres chevaliers de la Lucidité se battent si héroïquement (en échange de justes compensations financières, ça va de soi). L'explication générale du phénomène? L'enfant roi aurait le même rapport à ses parents que la population québécoise à son État-providence. L'enfant roi par excellence, ce serait l'étudiant, le syndiqué, le chercheur ou l'artiste subventionné, en un mot le béesse. (En passant, la discipline qui applique systématiquement ce genre de raisonnement à toutes les situations de la vie s'appelle la droite, et ses pré-requis sont la richesse, l'envie, la fatigue mentale, l'alcoolisme ou l'échec scolaire.) Tout cela me fâche, parce que c'est faux. Ailleurs qu'au Québec, ce n'est pas dans la France socialiste et décadente qu'on retrouve le plus d'enfants rois, mais aux États-Unis. Cherchez l'erreur…

Disons le une fois pour toutes, l'enfant roi n'est rien d'autre que le rejeton du capitalisme décadent. Point. Voici un exemple pour les non-convaincus (où vous noterez avec un grand plaisir intellectuel une allusion judicieuse à l'importance de la consommation dans une société capitaliste).

Papa – Félix, va porter ta vaisselle salle sur le comptoir de la cuisine, ça fait cinq heures que ça traîne.
Félix – Plus tard. Je suis en train de battre le boss final dans The Amazing Spider Man™. Je suis vraiment trop intense!
Papa – Si tu n'y vas pas immédiatement, je coupe le courant.
Félix – Les menaces, les menaces... OK, d'abord. (Il appuie de mauvaise fois sur pause, se lève lâchement, prend mollement une assiette, se traîne nonchalamment vers la cuisine, s'enfarge maladroitement sur un lacet détaché et brise l'assiette en éclats.)
Papa – Qu'est-ce qui se passe encore! (Il voit) Crisse que t'es incapable!
Félix – Arrête! Mon enseignante a dit que tu n'as pas le droit de me critiquer. À cause de mon estime de moi. C'est de ta faute de toute façon. Je t'avais demandé de m'attacher les lacets tout à l'heure…


Vous vous direz que j'exagère, que je dessine plus épais que nécessaire, que je fais du Fabienne Larouche en plus vulgaire et en moins édifiant. Soit. Remplaçons Félix par Wall Street et Papa par le gouvernement des États-Unis. Remplaçons tant qu'à y être le jeu vidéo par le jeu de la bourse, la vaisselle salle par des prêts hypothécaires à risques, les lacets par des règles financières plus strictes, et vous avez là le plus court résumé possible de la crise financière de 2008. Essayez, relisez, c'est stupéfiant comme je n'ai plus l'air d'exagérer. Félix agit sans le savoir comme un trader qui condamne l'intervention de l'État, mais est prêt à blâmer ce dernier de ne pas l'avoir empêché de provoquer une faillite. Les marchés financiers sont des enfants-rois dont on tente de préserver l'estime de soi par tous les moyens tant on craint leurs crises. Juste à cause du mot crise, moi, à votre place, je serais scié. Sinon, voici un autre exemple (où vous noterez avec encore plus de plaisir intellectuel deux allusions judicieuses à l'importance de la consommation dans une société capitaliste).

Félix – Papa, regarde mon beau dessin. Je l'ai fait en classe pour la fête des pères. Je te le donne si tu me fais un cadeau, disons un PS4™.
Papa – Le PS4™ n'est pas encore sorti, mais Bravo Félix! Beau dessin quand même.C'est quoi ce beau rond avec des bosses et plein de poils? On dirait une gosse.
Félix – T'es vraiment chien! C'est un soleil et des rayons de soleil.
Papa – Ah! Un beau soleil! C'est original! Bravo Félix! Et les beaux nuages, pourquoi ils sont bruns?
Félix – Ce ne sont pas des nuages, papa, mais des étrons. Des étrons volants. Sauf si tu me donnes un PS4. Alors ce sont des nuages.
Papa – Bonne fête des pères… Enfin, Tu fais de très beaux étrons, Félix! Bravo! Quel talent! Qu'est-ce qu'a dit ton enseignante?
Félix – Que c'était bien d'explorer mon imaginaire. Elle a aussi dit que j'aurais besoin d'un iPad™ pour continuer à développer mon talent et mon estime de moi.

Voilà le genre d'enfant roi qu'on dépeint depuis le printemps dans les tabloïds de Montréal ou de Québec. C'est de la caricature, évidemment. Félix ne ressemble pas vraiment à mes enfants, comme il ne ressemble d'ailleurs pas aux autres enfants que j'ai pu côtoyer. Il faut croire que nos enfants rois ne sont pas si royaux après tout. Non, mais Félix ressemble tout de même énormément à un marché financier gâté pourri qui soumet toute critique à un chantage permanent, il ressemble à une banque qui aimerait qu'on lui donne une cote de crédit AAA alors qu'elle a pris des risques excessifs. Le véritable enfant roi, c'est le milliardaire qui se donne bonne conscience en faisant la charité et reçoit plus que ce qu'il donne, c'est la firme d'ingénieurs qui achète nos chèques en blanc avec des enveloppes brunes, c'est Pétrolia qui se paie Anticosti pour la modique somme de notre ignorance. Mais la ressemblance n'est pas une explication. Ce n'est pas parce que le capitalisme nous fournit tant de modèles d'enfants rois que nous comprenons pourquoi ils servent de modèles à nos enfants.

Pourquoi produisons-nous des enfants rois, aussi imparfaits soient-ils comparés à ceux disponibles sur le marché? Pourquoi élevons-nous de jeunes incapables gâtés pourris à l'égo enflé? Je crois que comme la plupart des parents dans l'histoire de l'humanité, nous élevons ainsi nos enfants parce que nous croyons agir pour leur propre bien. Dans une société capitaliste, l'enfant roi est un investissement très risqué, mais qui présente néanmoins d'indéniables avantages concurrentiels. L'enfant incapable de faire le ménage, de cuisiner, de jardiner, de prendre soin de lui-même, l'enfant qui consacre toutes ses énergies à obtenir le meilleur score possible dans un jeu vidéo, c'est peut-être le futur spécialiste qui sera prêt à sacrifier l'essentiel de son humanité pour mieux se réduire à une fonction rare et payante. Il pourra bien alors se payer les services qu'il faut pour pallier son incompétence. L'enfant gâté pourri, éternellement avide et insatisfait, c'est un adulte qui n'acceptera probablement pas de se priver le moindrement une fois grand. Plus que les autres il sera prêt à tout et à n'importe quoi (tricher, mentir, voler, militer pour le PLQ…) afin de ne jamais perdre une capacité de consommation qu'on lui a inculquée dès le plus jeune âge comme son privilège le plus irrévocable. L'enfant à l'égo enflé, qui se croit meilleur que ce qu'il est réellement, apprendra facilement à se croire un adulte meilleur que d'autres et à envier ceux qui sont meilleurs que lui. Il renforcera sans le savoir cette inégalité et ce ressentiment qui sont si indispensables au fonctionnement de notre économie. Nous élevons nos enfants comme des rois parce que nous espérons en faire des princes. Il serait grand temps d'élever nos enfants comme des enfants et d'en faire des femmes et des hommes.

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