Qu'on parle si mal des enfants roi, c'est ce qui me fâche le plus. L'enfant roi serait le symptôme marquant le stade terminal du modèle québécois, la preuve évidente (et pourtant à refaire constamment?) de l'échec de ce syndicalisme corporatiste contre lequel les Éric Duhaime, Joseph Facal, Lucien Bouchard et autres chevaliers de
Disons le une fois pour toutes, l'enfant roi n'est rien
d'autre que le rejeton du capitalisme décadent. Point. Voici un exemple pour
les non-convaincus (où vous noterez avec un grand plaisir intellectuel une allusion judicieuse à l'importance de la consommation dans une société capitaliste).
Papa – Félix, va
porter ta vaisselle salle sur le comptoir de la cuisine, ça fait cinq heures
que ça traîne.
Félix – Plus tard.
Je suis en train de battre le boss
final dans The Amazing Spider Man™. Je suis vraiment trop intense!
Papa – Si tu n'y
vas pas immédiatement, je coupe le courant.
Félix – Les menaces, les menaces... OK,
d'abord. (Il appuie de mauvaise fois sur pause, se lève lâchement, prend
mollement une assiette, se traîne nonchalamment vers la cuisine, s'enfarge
maladroitement sur un lacet détaché et brise l'assiette en éclats.)
Papa – Qu'est-ce
qui se passe encore! (Il voit) Crisse que t'es incapable!
Félix – Arrête! Mon
enseignante a dit que tu n'as pas le droit de me critiquer. À cause de mon estime de
moi. C'est de ta faute de toute façon. Je t'avais demandé de m'attacher les
lacets tout à l'heure…
Vous vous direz que j'exagère, que je dessine plus épais que
nécessaire, que je fais du Fabienne Larouche en plus vulgaire et en moins
édifiant. Soit. Remplaçons Félix par Wall Street et Papa par le gouvernement
des États-Unis. Remplaçons tant qu'à y être le jeu vidéo par le jeu de la
bourse, la vaisselle salle par des prêts hypothécaires à risques, les lacets
par des règles financières plus strictes, et vous avez là le plus court résumé
possible de la crise financière de 2008. Essayez, relisez, c'est stupéfiant
comme je n'ai plus l'air d'exagérer. Félix agit sans le savoir comme un trader
qui condamne l'intervention de l'État, mais est prêt à blâmer ce dernier de ne
pas l'avoir empêché de provoquer une faillite. Les marchés financiers sont des
enfants-rois dont on tente de préserver l'estime de soi par tous les moyens
tant on craint leurs crises. Juste à cause du mot crise, moi, à votre place, je
serais scié. Sinon, voici un autre exemple (où vous noterez avec encore plus de
plaisir intellectuel deux allusions judicieuses à l'importance de la
consommation dans une société capitaliste).
Félix – Papa, regarde mon beau dessin. Je l'ai fait en
classe pour la fête des pères. Je te le donne si tu me fais un cadeau, disons
un PS4™.
Papa – Le PS4™ n'est pas encore sorti, mais Bravo Félix!
Beau dessin quand même.C'est quoi ce beau rond avec des bosses et plein de
poils? On dirait une gosse.
Félix – T'es vraiment chien! C'est un soleil et des rayons
de soleil.
Papa – Ah! Un beau soleil! C'est original! Bravo Félix! Et
les beaux nuages, pourquoi ils sont bruns?
Félix – Ce ne sont pas des nuages, papa, mais des étrons.
Des étrons volants. Sauf si tu me donnes un PS4. Alors ce sont des nuages.
Papa – Bonne fête des pères… Enfin, Tu fais de très beaux
étrons, Félix! Bravo! Quel talent! Qu'est-ce qu'a dit ton enseignante?
Félix – Que c'était bien d'explorer mon imaginaire. Elle a
aussi dit que j'aurais besoin d'un iPad™ pour continuer à développer mon talent
et mon estime de moi.
Voilà le genre d'enfant roi qu'on dépeint depuis le
printemps dans les tabloïds de Montréal ou de Québec. C'est de la caricature,
évidemment. Félix ne ressemble pas vraiment à mes enfants, comme il ne
ressemble d'ailleurs pas aux autres enfants que j'ai pu côtoyer. Il faut croire
que nos enfants rois ne sont pas si royaux après tout. Non, mais Félix
ressemble tout de même énormément à un marché financier gâté pourri qui soumet
toute critique à un chantage permanent, il ressemble à une banque qui aimerait
qu'on lui donne une cote de crédit AAA alors qu'elle a pris des risques
excessifs. Le véritable enfant roi, c'est le milliardaire qui se donne bonne
conscience en faisant la charité et reçoit plus que ce qu'il donne, c'est la
firme d'ingénieurs qui achète nos chèques en blanc avec des enveloppes brunes,
c'est Pétrolia qui se paie Anticosti pour la modique somme de notre ignorance.
Mais la ressemblance n'est pas une explication. Ce n'est pas parce que le
capitalisme nous fournit tant de modèles d'enfants rois que nous comprenons
pourquoi ils servent de modèles à nos enfants.
Pourquoi produisons-nous des enfants rois, aussi imparfaits
soient-ils comparés à ceux disponibles sur le marché? Pourquoi élevons-nous de
jeunes incapables gâtés pourris à l'égo enflé? Je crois que comme la plupart
des parents dans l'histoire de l'humanité, nous élevons ainsi nos enfants parce
que nous croyons agir pour leur propre bien. Dans une société capitaliste,
l'enfant roi est un investissement très risqué, mais qui présente néanmoins
d'indéniables avantages concurrentiels. L'enfant incapable de faire le ménage,
de cuisiner, de jardiner, de prendre soin de lui-même, l'enfant qui consacre
toutes ses énergies à obtenir le meilleur score possible dans un jeu vidéo,
c'est peut-être le futur spécialiste qui sera prêt à sacrifier l'essentiel de
son humanité pour mieux se réduire à une fonction rare et payante. Il pourra
bien alors se payer les services qu'il faut pour pallier son incompétence.
L'enfant gâté pourri, éternellement avide et insatisfait, c'est un adulte qui
n'acceptera probablement pas de se priver le moindrement une fois grand. Plus
que les autres il sera prêt à tout et à n'importe quoi (tricher, mentir, voler,
militer pour le PLQ…) afin de ne jamais perdre une capacité de consommation
qu'on lui a inculquée dès le plus jeune âge comme son privilège le plus
irrévocable. L'enfant à l'égo enflé, qui se croit meilleur que ce qu'il est
réellement, apprendra facilement à se croire un adulte meilleur que d'autres et
à envier ceux qui sont meilleurs que lui. Il renforcera sans le savoir cette
inégalité et ce ressentiment qui sont si indispensables au fonctionnement de
notre économie. Nous élevons nos enfants comme des rois parce que nous espérons
en faire des princes. Il serait grand temps d'élever nos enfants comme des
enfants et d'en faire des femmes et des hommes.
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