Vous connaissez probablement aussi Anders Behring Breivik. Vous savez, le norvégien qui un jour a tué 77 hommes et femmes et en a blessé 151? Ça fait tellement de victimes que je suis obligé à mon grand désarroi d'employer des chiffres plutôt que des lettres, alors même que le respect dû aux victimes devrait m'imposer le contraire. Breivik est très connu lui aussi. Des psychiatres qui devaient bien le connaître l'ont déclaré schizophrène, paranoïaque et délirant, criminellement irresponsable de ses actes donc, mais Breivik n'a pas aimé cela. Il faut dire qu'il avait distribué le jour même du massacre un document électronique de plus de 1500 pages intitulé 2083– A European Declaration of Independence, un manifeste conservateur et xénophobe dans lequel il «démontre» la nécessité historique de ses actes haineux. S'il ne parvient pas à se faire prendre au sérieux après une tuerie aussi bien préparée, logistiquement et idéologiquement, qu'est-ce qu'un honnête militant fondamentaliste chrétien d'extrême droite est donc sensé faire? Heureusement pour Breivik, d'autres psychiatres, qui devaient bien le connaître eux aussi, l'ont ultérieurement déclaré sain d'esprit et responsable de ses actes. La question est encore ouverte puisqu'on attend toujours la fin du procès. Je n'en dirai pas plus. Même après avoir lu avec un intérêt décroissant les cent premières pages de son manifeste, je ne peux pas dire que je connais Anders Behring Breivik.
Je ne connais pas non plus Lucca Rocco Magnotta, dont je n'ai pas visionné le greatest hit. Il n'y a pas parmi mes proches de tueurs en série, de massacreurs exaltés ou même de simples meurtriers ordinaires. Pour l'instant du moins, mais je me croise les doigts avec confiance. Je ne connais pas non plus très bien le sujet, n'étant pas un amateur de CSI, de Criminal Minds ou de Bones, et n'ayant pas collectionné quand j'étais petit les fiches de meurtriers célèbres vendues au dépanneur ou en épicerie dans la section scientifique des kiosques à revues. Ce n'est pas que je ne comprends pas le désir de tuer. Il me vient parfois un tel désir, de façon passagère bien sûr, lorsque par exemple je suis au volant de ma voiture et qu'on me coupe pour ensuite rouler plus lentement que moi. J'ai le défaut d'être souvent un peu trop pressé, c'est d'ailleurs pourquoi j'écris un blogue plutôt que des livres. Il m'arrive même de souhaiter dix générations de peste à quelqu'un qui dépasserait les autres dans une file d'attente. Pour l'instant, je ne crois pas que mes souhaits aient été exaucés et il me semble n'avoir jamais cédé à une pulsion meurtrière, mais peut-être ai-je oublié, refoulé tout cela, peut-être souffré-je d'un trouble de personnalité multiple. Puis-je affirmer avec certitude que je me connais moi-même? Si jamais j'apprends un jour que j'ai tué quelqu'un, je plaiderai certainement la folie, parce que franchement, je ne m'en souviens pas.
Ce que je sais, c'est que j'ai une fois commis un crime. Rien
de trop grave, même si à la place de la victime je me serais certainement
souhaité un cancer incurable du cuir chevelu (je souffre depuis de calvitie,
mais c'est sûrement un hasard). C'était il y a longtemps. J'ai volé un
essuie-glace sur une voiture, un seul, même pas la paire, tellement j'avais
peur de me faire prendre. Un vrai Mesrine! Ce n'était pas pour moi que je
volais, mais pour un ami qui avait besoin de remplacer ses essuie-glaces et qui
m'avait mis au défi de faire une folie. J'avais peut-être plus de dix-huit ans,
j'ai oublié la date exacte, mais je pensais encore certainement comme un
adolescent et j'étais facilement manipulable. J'ai donc fait une folie
d'adolescent, mais étais-je fou? Étais-je non criminellement responsable de mon
acte? La réponse est facile. Selon la loi, certainement pas. Selon n'importe
qui d'autre non plus. Selon moi-même, encore moins probablement. La réponse est
facile, tellement facile qu'on ne pose jamais la question. Existe-t-il des
situations ou un adulte normal pourrait être considéré non criminellement
responsable d'un crime qui ne soit pas absolument monstrueux, d'un crime banal,
voire d'un simple délit, pour des motifs de troubles mentaux momentanés?
Quelqu'un a-t-il jamais plaidé le délire schizophrénique passager pour se
disculper d'un acte de vandalisme ou de vol à l'étalage, pour ne pas payer une
contravention? On imagine la réponse outrée d'un juge au plaidoyer suivant : «Excusez-moi
votre honneur, mais quand j'ai stationné ma Mercedes Benz en double devant le
dépanneur Chez PoPo sur la rue Beaubien,
ce n'était pas pour sauver du temps ni par mépris des automobilistes derrière
moi : j'ai obéi à une voix qui m'avait commandé impérieusement de le faire». En
passant, l'homme qui s'est stationné en double devant le dépanneur à côté de
chez moi existe et si mes souhaits se réalisent, tous les mâles aînés parmi ses
descendants souffriront de la lèpre.
Je n'ai pas les compétences scientifiques pour juger de la
responsabilité criminelle d'un meurtrier fou, mais je sais qu'il ne s'agit pas
uniquement d'une question scientifique. Il s'agit aussi d'une question morale.
Je ne dis pas une question éthique,
mais bien une question morale, aussi
dépassé que puisse sembler ce terme dans une société aussi moderne que la
nôtre. Notre système judiciaire et pénal n'est pas uniquement au service des
intérêts rationnels de la société, il est aussi au service de ses désirs irrationnels
et sert notamment à protéger notre sens mal partagé du bien et du mal. À droite
comme à gauche, chez les conservateurs comme chez les progressistes, c'est ce
qu'on exige de la justice. La condamnation à mort ou l'emprisonnement à long
terme ne servent que rarement les intérêts économiques et sécuritaires d'une
société, on le sait bien, mais ils permettent à certains d'éprouver une sorte
de satisfaction morale que d'autres jugeront perverse: le châtiment
compenserait le crime, qui devrait toujours être puni. On oublie que ceux qui
luttent contre la peine de mort ou l'emprisonnement, ceux qui veulent
réhabiliter le coupable, ceux qui ne veulent pas croire qu'un Turcotte ou un
Breivik puisse avoir agi avec toute sa tête, ont aussi un intérêt moral à
défendre que d'autres trouveront inadmissible : l'homme serait fondamentalement
bon et ne serait jamais criminel que pour des raisons qui le dépassent.
Pourquoi personne n'admet qu'une infraction au code la route
puisse être excusée par de la folie passagère? Une telle folie ne peut-elle
être attestée que lorsqu'elle nous conduit au pire? Je ne le crois pas. Il me
semble que ce serait limiter à un cadre trop bien défini un trouble qui a
quelque chose de chaotique, d'imprévisible, d'incompréhensible, de fou
justement. Seulement, un délit ou un crime ordinaire ne remettent pas en
question notre confiance fondamentale en l'être humain, aussi n'avons-nous pas
besoin de cette excuse. La psychologie et la sociologie ordinaires nous suffit
amplement pour expliquer tout ou presque. On vole parce qu'on a faim, par
convoitise, parce que les conditions socioéconomiques ne permettent le libre
épanouissement de tous. On brûle un feu rouge par distraction, parce qu'on est
pressé, parce que les conditions socioéconomiques favorisent l'individualisme.
Pas besoin de folie passagère pour expliquer tout cela. Mais l'horreur et la
monstruosité, ce serait autre chose…
Je ne crois pas au bien et au mal. Je ne crois pas à l'ordre
éternel et sacré du crime et du châtiment. Je ne crois pas que l'homme est entaché
par un péché originel dont seul un dieu pourrait le racheter, mais je ne crois
pas non plus que l'homme est fondamentalement bon. Je n'ai pas besoin que la
justice m'apporte quoi que ce soit d'autre qu'un peu de sécurité et de bonnes raisons pour la plupart d'entre nous de
ne pas agir contre les autres. L'homme est capable de tout parce qu'il est
fondamentalement inconnaissable, parce qu'il se crée lui-même, parce qu'il
s'invente continuellement en ne sachant pas trop ce qu'il fait. Nous pouvons nous convaincre du contraire en tuant, en emprisonnant, en internant, en réhabilitant ou en libérant les Turcotte, Breivik et Magnotta de
ce monde, après tout il faut bien faire quelque chose. Mais nous ne saurons jamais avec certitude si nous
avons fait ce qu'il fallait. Il est inutile d'en demander plus à la justice.
Si vous aimez, partagez
Il y aurait donc un raisonnement circulaire derrière l'irresponsabilité criminelle.
RépondreSupprimerIl semble que la société dans laquelle notre système de justice s'exerce n'admet pas que ses membres puissent sciemment commettre des crimes comme ceux mentionnés ci-haut. Ainsi, s'ils ne sont pas capables de tels actes, ils doivent être fous parce que seuls les fous peuvent commettre des crimes aussi graves, pas des gens sains. D'où l'irresponsabilité criminelle.
Je ne sais pas trop ce que j'en pense.
Bien dit Alain, ce serait comme dans Catch 22...
SupprimerQuant au fait que tu ne sais pas ce que tu en penses, ça me semble très sain, même si ce n'est pas à moi de le dire. Ce qui m'agace, c'est qu'on puisse se convaincre d'avoir raison sur des sujets indécidables. C'est l'un de mes buts avoués sur ce blogue: pas convaincre ou défendre des thèses, mais amener le lecteur à en «savoir» moins, à perdre des «certitudes». C'est peut-être trop pour mes moyens.