mercredi 25 juillet 2012

En attendant Nickelback

Il est quatorze heures. C'est l'été, complètement l'été. Il fait trente-cinq degrés celsius, il n'y a pas de vent, les nuages sont vagues et sans contours, l'humidité est accablante. Vous êtes dans un parc à l'occasion d'un spectacle extérieur. N'importe quel parc, cela n'a pas d'importance, choisissez celui que vous voulez. Vous êtes dans un parc et vous attendez en file. Qu'attendez-vous? À cause de la chaleur ou de ce que vous avez fumé il y a dix minutes, vous vous sentez confus. Mais vous n'avez pas oublié. Vous attendez pour acheter quelque chose d'important, un rafraîchissement, de la bière. Oui, de la bière! Pour trois personnes. Ou bien c'était quatre? Vous étiez-vous compté une bière pour vous aussi? Il fait trop chaud! Ils sont une trentaine devant vous à attendre. Cela fait dix minutes que la file est immobile. Il semble y avoir des difficultés au kiosque. Vous croyez entendre des cris provenant du kiosque, un homme engueule une femme, mais vous ne comprenez pas ce qu'il dit, vous ne le voyez pas. Il a la voix d'un homme grand et aux longs cheveux blonds. À quoi reconnaît-on la voix d'un homme grand et aux longs cheveux blonds? Ils sont une trentaine à attendre devant vous, mais vous n'en voyez bien que trois. Ils sont ensemble, un homme et deux femmes, un peu plus jeunes que vous. Il vous semble parfois que l'une d'entre elles vous regarde. C'est sûrement votre imagination. Vous n'auriez pas dû fumer. Comment ça s'appelait, déjà? C'était turc ou iranien. Le nom, anglais, évoquait l'espace et la vitesse, mais vous l'avez oublié. Vous regardez votre montre.

Il est quatorze heures une. Il fait vraiment trop chaud! Sur la scène joue un band que vous ne connaissez pas. Vous ne connaissez aucun des bands qui ont joué aujourd'hui. Vous avez déjà entendu la chanson quelque part, il vous semble, mais vous ne l'aimez pas. Toutes les chansons que vous avez entendues aujourd'hui se ressemblent et vous n'arrivez jamais à les écouter réellement du début à la fin. Pourquoi êtes-vous ici? Pour faire plaisir à qui? Vous le regrettez. Vous avez tellement soif que vous en éprouvez de la nausée. Si vous perdiez brièvement connaissance, vous laisserait-on passer, par gentillesse, par pitié? Vous espérez un instant perdre connaissance. Puis vous avez honte de vous. Vous auriez plutôt dû apporter avec vous une bouteille d'eau, mais vous n'y avez pas pensé. Vous n'avez pas non plus pensé à porter un chapeau. Vous ne sortez pas assez souvent l'été. Vous entendez une voix proche, mais qui donne l'impression de sortir du fond d'un tunnel. Une voix masculine. C'est du français, mais vous ne comprenez pas les mots. On dirait le bruit d'énormes tuyaux qu'on dévisse. Vous devinez quand même ce qu'il dit. C'est un ami des trois devant vous. Il veut se joindre à eux. Bien sûr, bien sûr, voyons, comment ça va? Vous devrez attendre encore plus longtemps. Vous n'êtes pas vraiment en colère, mais vous vous demandez si vous pourrez attendre plus longtemps. Vous songez à abandonner, à quitter la file, à retourner auprès de vos amis pour vous faire remplacer. Vous regardez derrière vous. Ils sont une autre trentaine à attendre. Vous ne pouvez pas abandonner maintenant. Vous continuerez donc à faire la file. La jeune femme vous regarde encore, vous en êtes certain maintenant. Elle semble déçue de vous. Que vous veut-elle donc? Vous regardez votre montre.

Il est quatorze heures une. Encore? Vous fixez la montre en espérant voir avancer l'heure. Longtemps. Encore longtemps. Il est quatorze heures deux. Il fait vraiment trop chaud! Vous n'auriez pas dû vous proposer pour aller chercher la bière. Vos amis sont mieux équipés. Ils ont tous de l'eau et un chapeau. Se sont-ils consultés avant de venir? Non, ils ont dû y penser, c'est tout. Vous auriez dû vous aussi y penser. Vous faite un pas. La file avance à nouveau! Vous vous sentez soulagé, mais la soif ne diminue pas. La nausée non plus. Vous entendez une sorte de gémissement, un long soupir d'impatience. Vous réalisez que c'est vous qui soupirez. Peut-on soupirer sans le vouloir, sans même s'en rendre compte? Vous avez honte de vous-même. Pourquoi avez-vous honte? Était-ce vraiment si grave de soupirer? La jeune femme vous regarde encore, avec un air méprisant. Vous voudriez lui parler, lui dire qu'elle ne comprend pas, que vous n'êtes pas vraiment dans votre état normal. Vous sentez la nausée monter davantage, mais vous n'arrivez pas à faire disparaître le regard de la jeune femme. Et qu'a-t-elle le droit de vous reprocher de toute façon? Pour qui se prend-elle? La file avance encore d'un pas. Enfin! Vous entendez une nouvelle voix, proche comme celle de tout-à-l'heure, mais semblant sortir du fond d'un puits. Une voix féminine, rousse. Vous ne comprenez toujours pas ce qui est dit, on dirait le son d'une ruche, mais vous devinez encore. C'est la même chose que tout-à-l'heure. Bien sûr, bien sûr, voyons, Jo ne m'avais pas dit que tu venais. Combien sont-ils? Combien d'autres viendront comme elle se joindre à eux? Steeve est avec moi, il s'en vient. Vous vous impatientez. Vous regardez derrière vous pour obtenir une sorte d'appui, quelqu'un d'autre qui pourrait partager votre frustration. Mais personne ne semble avoir même remarqué ce qui s'est passé. La chaleur est suffocante. Vous réalisez que votre t-shirt est complètement détrempé. La jeune fille vous regarde encore, comme si elle vous accusait. Vous regardez votre montre.

As-tu fini de regarder ta montre?

Qu'est-ce qui arrive? Vous vous sentez confus. La voix est féminine, opprimante. Est-ce à vous qu'elle s'adresse?

Oui, c'est à toi que je parle.

Vous la regardez. Elle vous regarde. Vous tentez de lui répondre, mais les mots n'arrivent pas à sortir. Vous entendez votre voix, mais il n'y a plus de parole, que du bruit. Le bruit de l'eau qui coule dans un évier, mais en plus grave et en plus lent, avec de l'écho. Vous êtes pris de panique. Qu'est-ce qui vous arrive? Elle vous regarde encore, elle vous écrase de son regard. 

Tout le monde te voit.

Vous vous retournez. Ce n'est pas vrai. Tout le monde ne vous regarde pas. Mais il y en a quand même quelques uns. Plusieurs. Beaucoup trop. Et certains semblent se retourner précisément au moment où vous les apercevez. Est-ce un hasard? Vous regardaient-ils? Même les autres, ceux qui vous font dos, semblent en fait vous tourner le dos. Et leurs dos mêmes semblent vous regarder. Partout le silence règne. Tout s'est tu. La musique s'est arrêtée. Plus personne ne parle. Vous suffoquez. Au-dessus de vous le soleil semble s'être rapproché. Il vous regarde lui aussi.

Tout le monde te voit. Tout le monde t'entend. Même quand tu te tais. Qu'est-ce que tu fais ici, sans eau et sans chapeau? Pourquoi tu viens ici si tu n'aimes pas notre musique? Tu penses que tu vaux plus que nous? On n'avait pas besoin de toi. Personne n'a besoin de toi. Personne ne veut partager avec toi tes petites frustrations de bébé qui ne veut pas attendre plus longtemps parce que quelqu'un d'autre a des amis. Oui. Oui, tout le monde sait ce que tu penses. Et personne ne s'occupera de toi si tu t'évanouis. Tout le monde s'en fout. Tes amis sont partis. Ils avaient honte de toi. Tout le monde a honte de toi. On te suit depuis le début. Tout le monde a tout vu depuis le début. Tout le monde a vu quand tu essayais de te faire servir en premier. Quand tu trichais, mentais, volais. Tout le monde a entendu quand tu te plaignais. Tu te plains tout le temps. On n'est plus capable de t'entendre te plaindre tout le temps. Tu es minable. On t'a suivi depuis ta naissance. On a tout vu. On sait combien de fois par semaine tu te m...

La voix continue à vous condamner, mais vous n'arrivez plus à l'écouter. Vous n'avez plus d'amis. Vous êtes l'être le plus minable de l'Univers. Tout le monde vous regarde en silence. Tout le monde vous condamne. La chaleur est accablante. Vous sentez un profond étourdissement, vous allez bientôt perdre pied. Vous regardez votre montre. Il est quinze heures.




                         Nickelback, How You Remind Me



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