Il est quatorze heures une. Encore? Vous fixez la montre en
espérant voir avancer l'heure. Longtemps. Encore longtemps. Il est quatorze
heures deux. Il fait vraiment trop chaud! Vous n'auriez pas dû vous proposer
pour aller chercher la bière. Vos amis sont mieux équipés. Ils ont tous de
l'eau et un chapeau. Se sont-ils consultés avant de venir? Non, ils ont dû y penser, c'est tout. Vous
auriez dû vous aussi y penser. Vous faite un pas. La file avance à nouveau! Vous
vous sentez soulagé, mais la soif ne diminue pas. La nausée non plus. Vous
entendez une sorte de gémissement, un long soupir d'impatience. Vous réalisez que c'est vous qui soupirez. Peut-on soupirer sans le vouloir, sans même s'en rendre
compte? Vous avez honte de vous-même. Pourquoi avez-vous honte? Était-ce vraiment si grave de soupirer? La jeune
femme vous regarde encore, avec un air méprisant. Vous voudriez lui parler, lui dire
qu'elle ne comprend pas, que vous n'êtes pas vraiment dans votre état normal. Vous sentez la
nausée monter davantage, mais vous n'arrivez pas à faire disparaître
le regard de la jeune femme. Et qu'a-t-elle le droit de vous reprocher de toute façon?
Pour qui se prend-elle? La file avance encore d'un pas. Enfin! Vous entendez
une nouvelle voix, proche comme celle de tout-à-l'heure, mais semblant sortir du fond d'un
puits. Une voix féminine, rousse. Vous ne comprenez toujours pas ce qui est
dit, on dirait le son d'une ruche, mais vous devinez encore. C'est la même chose que tout-à-l'heure. Bien sûr, bien sûr, voyons, Jo ne m'avais pas dit que tu venais.
Combien sont-ils? Combien d'autres viendront comme elle se joindre à eux? Steeve est avec moi, il s'en vient. Vous
vous impatientez. Vous regardez derrière vous pour obtenir une sorte d'appui,
quelqu'un d'autre qui pourrait partager votre frustration. Mais personne ne
semble avoir même remarqué ce qui s'est passé. La chaleur est suffocante. Vous réalisez
que votre t-shirt est complètement
détrempé. La jeune fille vous regarde encore, comme si elle vous accusait. Vous
regardez votre montre.
As-tu fini de regarder
ta montre?
Qu'est-ce qui arrive? Vous vous sentez confus. La voix est
féminine, opprimante. Est-ce à vous qu'elle s'adresse?
Oui, c'est à toi que
je parle.
Vous la regardez. Elle vous regarde. Vous tentez de lui
répondre, mais les mots n'arrivent pas à sortir. Vous entendez votre voix, mais
il n'y a plus de parole, que du bruit. Le bruit de l'eau qui coule dans un
évier, mais en plus grave et en plus lent, avec de l'écho. Vous êtes pris de
panique. Qu'est-ce qui vous arrive? Elle vous regarde encore, elle vous écrase
de son regard.
Tout le monde te voit.
Vous vous retournez. Ce n'est pas vrai. Tout le monde ne
vous regarde pas. Mais il y en a quand même quelques uns. Plusieurs. Beaucoup
trop. Et certains semblent se retourner précisément au moment où vous
les apercevez. Est-ce un hasard? Vous regardaient-ils? Même les autres, ceux
qui vous font dos, semblent en fait vous tourner le dos. Et leurs dos mêmes
semblent vous regarder. Partout le silence règne. Tout s'est tu. La musique
s'est arrêtée. Plus personne ne parle. Vous suffoquez. Au-dessus de vous le
soleil semble s'être rapproché. Il vous regarde lui aussi.
Tout le monde te voit.
Tout le monde t'entend. Même quand tu te tais. Qu'est-ce que tu fais ici, sans eau et sans
chapeau? Pourquoi tu viens ici si tu n'aimes pas notre musique? Tu penses que
tu vaux plus que nous? On n'avait pas besoin de toi. Personne n'a besoin de
toi. Personne ne veut partager avec toi tes petites frustrations de bébé qui ne veut pas attendre plus longtemps parce que quelqu'un d'autre a des amis.
Oui. Oui, tout le monde sait ce que tu penses. Et personne ne s'occupera de toi
si tu t'évanouis. Tout le monde s'en fout. Tes amis sont partis. Ils avaient
honte de toi. Tout le monde a honte de toi. On te suit depuis le début.
Tout le monde a tout vu depuis le début. Tout le monde a vu quand tu essayais de te faire
servir en premier. Quand tu trichais, mentais, volais. Tout le monde a entendu quand tu te
plaignais. Tu te plains tout le temps. On n'est plus capable de t'entendre te
plaindre tout le temps. Tu es minable. On t'a suivi depuis ta naissance. On a tout vu. On sait combien de fois par semaine tu te m...
La voix continue à vous condamner, mais vous n'arrivez plus
à l'écouter. Vous n'avez plus d'amis. Vous êtes l'être le plus minable de l'Univers. Tout le monde vous regarde en silence. Tout le monde vous condamne. La chaleur est accablante. Vous
sentez un profond étourdissement, vous allez bientôt perdre pied. Vous regardez
votre montre. Il est quinze heures.
Nickelback, How You Remind Me
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