mercredi 12 décembre 2012

Plaisirs solitaires


J'ai lu ce matin une nouvelle qui m'a profondément troublé. L'histoire a eu beau se dérouler presque à l'autre bout du monde, en Nouvelle-Écosse pour être précis, elle me hantera probablement pour le reste de mes jours. Pour être franc, j'ignore même si je serai capable à l'avenir de regarder sans rougir la plupart des gens qui m'entourent. Vous comprendrez bientôt pourquoi. Cette histoire, c'est celle d'un homme, Peter Speight, qui a perdu son emploi en 2008 parce qu'il avait été accusé d'un crime qu'il avait reconnu commettre et qui, ayant depuis reçu une absolution inconditionnelle pour ce crime, voudrait retrouver son emploi et se faire rembourser le salaire qu'il n'a pas reçu depuis son congédiement. Peter Speight était enseignant dans une école primaire, un emploi qui requiert beaucoup d'empathie et, les enfants étant ce qu'ils sont, beaucoup de maîtrise de soi. C'est pourquoi les parents de l'école primaire de New Germany s'opposent à son retour en classe, le crime en question prouvant chez le coupable de sérieuses lacunes quant à ces deux qualités.

Je ne blâme pas les parents. J'aime comme à peu près tout le monde les histoires pétries d'espoir ou d'optimisme – je pense à ces histoires où les «méchants» obtiennent la rédemption au terme d'un repentir émouvant, comme Crime et Châtiment, La Guerre des étoiles ou l'affaire Guy Turcotte. Mais je n'aime pas moins, comme à peu près tout le monde aussi, les récits impitoyables et cruels, où la condamnation est finale et sans appel, comme Au Cœur des ténèbres, Kill Bill ou l'histoire de l'humanité. Ce qui m'a le plus profondément choqué dans l'histoire de Peter Speight, ce n'est pas l'absence de miséricorde chez les parents indignés. C'est le crime lui-même. Non que ce crime fut particulièrement horrible. Mais ce crime n'en dépassait pas moins mon entendement limité. Il est temps de le résumer: à trois reprises, Peter Speight aurait immobilisé sa voiture devant des femmes inconnues pour se masturber devant-elles. J'imagine que votre première réaction à cette nouvelle ressemblera à celle que j'ai eu ce matin: mais qu'est-ce que la masturbation?

Je ne suis pas un spécialiste. Il est tout à fait normal d'ignorer la signification, voire l'existence d'un terme spécialisé concernant la mécanique automobile (ce fut ma première hypothèse), et qui plus est d'origine latine. Mais si l'on avait employé ce terme sans explication dans une manchette de journal, c'est qu'une majorité de mes contemporains devaient avoir une idée au moins vague de ce qu'il pouvait signifier. J'ai fait ce que n'importe qui aurait fait dans ma situation, j'ai googlé candidement l'expression masturbation voiture. Vous direz que je n'aurais pas dû… The horror! The horror! Non sans trembler, j'ai ensuite tapé le mot masturbation seul sur Wikipédia. Je n'ai jamais autant appris en si peu de temps. La masturbation, du latin manustupare signifiant polluer manuellement (j'ignorais que l'Antiquité avait su exprimer de si fines nuances écologiques), autrement désignée par les termes ou expressions onanisme, branlette, plaisir solitaire, temps pour soi, va-et-vient-très-personnel, etc., désignerait tout un ensemble de pratiques d'auto-gratification. Ces pratiques, dont les origines sont semble-t-il immémoriales, auraient peu évolué avant l'ère chrétienne et auraient connu une extension extraordinaire depuis l'apparition d'internet. J'ai appris une foule d'autres choses, mais je vous épargne les détails et laisse les plus curieuses, les plus curieux parmi vous faire leurs propres recherches seules ou seuls.

Jusqu'à ce matin, j'ignorais donc tout de la masturbation, la chose pas moins que le mot (j'avais pourtant lu Michel Foucault), et je n'en ai bien sûr pas encore fait l'expérience (je doute d'ailleurs que le temps des fêtes et la fin de session qui approchent m'en laissent le loisir). Mais je n'ai pas eu de difficulté à comprendre l'essentiel du concept. Comme si je redevenais cet enfant qui venait d'apprendre... à compter et réalisait soudain la toute-puissance des mathématiques, la découverte de ce terme a eu sur moi l'effet d'une révélation. Ainsi que le Dieu caché de Blaise Pascal, la masturbation est en fait omniprésente, même si on ne parvient jamais qu'imparfaitement à en prouver l'existence. Il faut seulement savoir interpréter les signes. C'est donc un guide d'interprétation de ces signes que je vous offre aujourd'hui, en guise de cadeau, chères lectrices et chers lecteurs, à l'occasion de cette très chrétienne fête de Noël. Les plus informés parmi vous considéreront vraisemblablement ce qui suit comme l'expression naïve et innocente d'une ignorance à laquelle il ne faudrait peut-être pas se fier. Comme le diraient les américains, ces chefs de file incontestés dans l'industrie de la jouissance de soi: au contraire, mon frère.

Petit glossaire alphabétique de la masturbation
Masturbation artistique
Prendre plaisir au fait d'appartenir à une communauté socio-écono-intello-culturelle considérant une œuvre d'art pertinente uniquement en fonctions de la communauté socio-écono-intello-culturelle de son créateur et ne considérant dignes de critiquer ladite œuvre que celles et ceux qui appartiennent à l'une ou l'autres des ces deux communautés (qui peuvent en fait n'en former qu'une seule).
Synonymes : snobisme, populisme.

Masturbation économique
Prendre plaisir à faire de l'argent avec son propre argent, sans se rendre compte que cette production implique le plus souvent l'exploitation d'autrui, qu'elle prive de tout, y compris la dignité, la sécurité, l'éducation, la santé et le droit de se plaindre. Sous sa forme sadique, la masturbation économique peut se rendre compte de tout ceci et y prendre plaisir.
Synonyme : capitalisme.

Masturbation intellectuelle
Prendre plaisir à l'apparente cohérence de ses propres idées, sans égard au fait que ces idées puissent être contredites pas les faits (fût-ce l'existence même de la réalité) ou exprimer des valeurs non partagées par autrui (qui de toute façon n'existe pas en tant que tel).
Synonyme: idéologie, système philosophique.

Masturbation littéraire
Relire attentivement la définition de masturbation artistique et se demander si la syntaxe n'en constitue pas un bon exemple. Relire la dernière phrase et se demander si elle ne comporte pas deux significations distinctes.

Masturbation médiatique
Prendre plaisir à analyser tout phénomène comme s'il s'agissait uniquement d'un phénomène médiatique. Exemples : parler d'une chose parce qu'on en parle; critiquer qui que ce soit uniquement à cause de ses difficultés à communiquer efficacement, en tenant compte d'une multitude de perceptions qu'il ne faut jamais froisser, un message qui ne compte jamais en tant que tel. 
Synonymes : communication, journalisme actuel.

Masturbation morale
Prendre plaisir à la pureté de sa propre attitude morale, sans égard aux conséquences réelles et complexes de ses actes sur les circonstances socio-économiques permettant l'adoption d'une telle attitude, et sans égard au fait que d'autres attitudes morales peuvent être plus exigeantes dans la mesure précise où elles interdisent de prendre un tel plaisir…
Synonymes: adolescence, authenticité, certaines formes d'écologisme et de végétalisme

Masturbation politique
Prendre plaisir à défendre le seul mouvement marginal, le seul parti minoritaire, le seul chef politique peu connu qui a réellement raison:
1)      au point de vue des principes, et ce, sans réaliser que la seule façon d'avoir raison quant aux principes politiques, c'est d'être seul au monde;
2)      au point de vue de la stratégie à adopter, et ce, sans réaliser que cette stratégie ne fonctionnera que si personne n'en essaie d'autre.
Synonymes: partisanerie, radicalisme, etc. (les prochaines élections provinciales devraient en fournir plusieurs).

Masturbation psychologique
Prendre plaisir à une souffrance psychique chronique dont on pourrait se libérer assez facilement avec un peu d'efforts sérieux, mais à laquelle on tient parce que l'identité de victime ou l'attention particulière que l'on obtient d'autrui, de même que le droit que l'on se donne d'être généralement désagréable, en dépendent.
Synonyme: névrose

Masturbation sexuelle
Se donner du plaisir sexuel à soi-même, seul ou avec autrui (auquel cas la masturbation consiste à prendre du plaisir sans égard au plaisir d'autrui ou à donner du plaisir à autrui uniquement par orgueil). Il va de soi que la masturbation solitaire est beaucoup moins dommageable.
Synonyme: sexualité tout court (trop souvent du moins).

Fichier:Corset-onanisme.png

Sur ces considérations lexicales peut-être douteuses, mais qui égaieront certainement vos relations avec autrui, je vous souhaite de Joyeuses fêtes! Je vais me reposer un peu, m'amuser beaucoup avec ma famille et mes amis, et vous revient, un peu moins ignorant, dans quelques semaines.

Si vous aimez, partagez.

mercredi 5 décembre 2012

Qu'arrivera-t-il le 21 décembre 2012?

J'aime l'univers. Bon, je sais, c'est un peu gros, c'est un peu vague. Disons, pour être plus précis, que j'aime les planètes, les étoiles, les nébuleuses, les galaxies, que j'aime même le vide. Tout cela est tellement vrai, tellement réel qu'on n'en parle presque jamais dans les médias. Et j'aime aussi comment tout cela file, tournoie, s'attire ou se dilate. Des physiciens remarquables ont travaillé durant des siècles à comprendre la rationalité secrète de ces mouvements complexes. Je n'aime pas moins l'hypothétique Big Rip auquel pourraient mener tous ces mouvements que j'aime l'incontestable Big Bang d'où ils procèdent. De même qu'il est apparu, l'univers prendra fin un jour, peu importe le scénario. Il n'y pas là d'incertitude possible et cela ne m'attriste pas. C'est sur terre que je mène mon combat, pas dans l'espace. C'est pourquoi j'ai passé parmi mes meilleurs moments des dernières semaines à lire des ouvrages de vulgarisation sur l'univers à ma plus grande fille, ainsi qu'à regarder sans elle une série télévisée sur le même sujet, espérant probablement par là conserver une certaine avance...

La série télévisée en question, intitulée tout simplement The Universe, est produite par The History Channel, une chaîne spécialisée dans les reality shows et les reportages concernant les objets usagés et diffusant encore parfois des documentaires historiques. Malgré la qualité des animations et la compétence des scientifiques consultés, The Universe souffre des mêmes défauts que toutes les émissions de ce genre produites aux États-Unis: un excès de sensationnalisme qu'il m'arrive parfois, même à moi, de trouver indigeste. En voici quelques exemples à peine repiqués, qu'il vous faudrait lire avec une voix intérieure très grave et très impressionnante :

The Sun, like a billion rock stars playing heavy metal on the center stage of our solar system, produces enough decibels to shatter the earth into dust.

With the density of a neutron star, you could crash a trillion cars into a brutal and agonizing mass the size of a hand grenade, you could crush the earth into a lifeless ball the size of Manhattan.

Le procédé est simple et susceptible de variations infinies. Il suffit d'employer des chiffres gigantesques pour comparer les phénomènes célestes les plus quantitativement remarquables à des phénomènes humains, excitants et violents, tout en laissant constamment planer l'idée d'une destruction possible de la terre. En fait, aucun phénomène céleste n'est abordé sans que ne soit présenté explicitement un scénario hypothétique impliquant ce phénomène dans la destruction de la terre. Vous apprendrez ainsi dans The Universe (et pourrez résumer à vos enfants émerveillés) comment la terre réagirait au choc d'un météore gigantesque, à la dilatation soudaine du soleil, à l'explosion d'une supernova, à un jet de rayons gamma, à une tempête sur Jupiter, à la proximité d'un trou noir, à la perte de son champ magnétique... S'agit-il de sujets méritant réellement une vulgarisation scientifique ou ne s'agit-il pas plutôt d'un exemple navrant de l'obsession de notre époque pour la fin du monde? Si les arguments en faveur de l'une ou l'autre de ces hypothèses étaient des planètes, les premières serait impitoyablement annihilée par les secondes…

Non qu'il n'y ait pas de bonnes raisons de croire que la fin du monde aura lieu. Nous ne pouvons pas dire quand, mais il semble bien qu'elle viendra inévitablement. Seulement, ce n'est pas l'univers qu'il faut examiner pour s'en convaincre – et se donner ainsi les frissons d'une inquiétude un peu trop passive – c'est la terre elle-même. Tout va mal ici, à tous les niveaux et selon tous les points de vue. Êtes-vous scientifique? Alors vous savez que l'humanité court physiquement à sa perte. Êtes-vous conservateur? Alors vous savez que l'humanité court moralement à sa perte. Êtes-vous économiste? Alors vous savez que l'humanité court en s'appauvrissant à sa perte. Êtes-vous démographe? Alors vous savez que l'humanité court de plus en plus nombreuse à sa perte. Êtes-vous un intellectuel? Alors vous savez que l'humanité court ignorante à sa perte. 

Certains comportements ne peuvent pas, en principe, être perpétués, et pourtant on continue, comme si l'avenir n'existait pas. Ces comportements n'ont pas besoin d'être dangereux pour inquiéter. Tout le monde sait qu'on ne peut pas donner indéfiniment à un enfant les noms de ses deux parents. Après quelques générations, soit il faudra renoncer, soit il faudra accepter des noms quadruples, octuples... Tout le monde sait qu'on ne peut pas indéfiniment passer sa vie à photographier, à filmer, à archiver davantage sa vie. Qui tiendra la caméra par laquelle on voudra se photographier en train de se filmer en train de publier sur Facebook la photo instagramisée de l'affiche d'un film favori? Tout le monde sait qu'on ne peut pas indéfiniment payer de plus en plus pour de moins en moins afin de faire semblant qu'on gagne de plus en plus quand en fait on gagne comparativement de moins en moins. Nous agissons tous comme si demain n'existait pas. Et c'est pourquoi Relations d'incertitude aimerait vous annoncer officiellement que la fin du monde aura bel et bien lieu. Voici d'ailleurs notre prédiction à cet effet, qui s'accorde avec le calendrier maya, prouvant la sagesse de ce peuple ancestral.

Prédiction officielle pour la fin du monde
Le 21 décembre 2012 à 14 heures, à Montréal, une fillette dénommée Eva-Li Day-Boucher-Duchamp-Pang se rendra au complexe Desjardins pour rencontrer le père Noël. Elle sera accompagnée de ses parents cosmopolites, progressistes et bourgeois, qui auront acheté pour la modique somme de 50$ un laissez-passer prioritaire les exemptant de faire la file d'attente régulière. À leur arrivée la file d'attente régulière sera vide. Presque tous les autres parents auront aussi acheté le laissez-passer prioritaire et leurs enfants attendront tous dans la file d'attente prioritaire. Indignés par l'égoïsme contemporain, les parents d'Eva-Li se diront que l'an prochain, ils devront acheter pour l'un peu moins modique somme de 100$ le laissez-passer prioritaire plus, mais pas avant de s'être d'abord assurés qu'il n'y aura pas alors de nouveau laissez-passer prioritaire extra-plus à 150$. Après trente insupportables minutes passées à attendre en file tout en regardant avec nostalgie sur son iPad les photos qu'elle a prises d'elle-même en train de déballer ses cadeaux pour son tout récent troisième anniversaire, elle rencontrera enfin le père Noël, avec qui elle aura la conversation suivante:

Père Noël (avec un léger accent anglais) – Alors ma pethite fille, as-thu été sage cetthe année?

Eva-Li – Bien sûr, je suis toujours sage… Et toi père Noël, as-tu été sage?

Père Noël – Ho! Ho! Ho! Thu es une pethite comique!

Eva-Li – Hi! Hi! Hi! Et toi tu es un gros vieillard laid qui pue et qui parle mal!

Père Noël (décontenancé) – Heu! Heu! Heu! Ce n'est pas très gentil ce que thu dis-là. Thu ne voudrais pas fâcher le père Noël et qu'il oublie de passer chez thoi cetthe année.

Eva-Li – Ha! Ha! Ha! Et toi, n'oublie pas que tout ce que tu dis est enregistré sur mon iPhone. Alors avant de faire des menaces, il faudrait vérifier que tu es prêt à les voir diffusées, likées et commentées par mes amis, par les amis de mes amis, par les amis de mes amis de mes amis…

C'est à ce moment précis que la fin du monde aura lieu. Il n'y aura pas de météore ou d'invasion extra-terrestre. Le ciel ne nous tombera pas soudainement sur la tête. Aucune guerre plus particulièrement remarquable que les autres ne sera déclarée. Il n'y aura pas de déluge ou de tremblement de terre, et les changements climatiques ne précipiteront pas de tsunamis meurtriers sur les côtes de l'Atlantique et du Pacifique. Le bon Dieu ne nous punira pas pour nos péchés en répandant sur tous les continents une épidémie nouvelle et dévastatrice. Non, non, rien d'aussi spectaculairement terrifiant n'arrivera le 21 décembre prochain. Mais ce qui arrivera alors est bien plus grave, plus angoissant, plus métaphysique! Le monde cessera dès lors et pour de bon d'être réel. Pour le dire en termes plus concrets, c'est la réalité elle-même qui va ficher le camp et nous abandonner. Ses dernières paroles seront d'ailleurs enregistrées sur l'iPhone d'Eva-Li :

La Réalité (par l'intermédiaire du père Noël arrachant sa fausse barbe blanche, se levant brusquement, et laissant ainsi tomber sans même s'en soucier une petite Eva-Li se mettant aussitôt à criailler non sans s'assurer que ses larmes seront immortalisées par son appareil) – Fuck off! I'm too old for this shit!



Si vous aimez, partagez.

mercredi 28 novembre 2012

Le bonheur pour les nuls


Soyons franc. Je vous ai menti la semaine dernière. J'ai prétendu dans un poème plutôt piqué des vers que je souffrais d'un mal non identifié aux symptômes duquel les plus perspicaces parmi vous auront su reconnaître une gastro-entérite. Mais je vous ai volontairement induits en erreur. La vérité, c'est que je ne pouvais pas vous écrire davantage. J'étais beaucoup trop occupé. Ma vie est tellement compliquée! Non seulement je dois travailler pour vivre – ce qui soit dit en passant est tout à fait regrettable: qui a le temps de travailler de nos jours? – mais je dois aussi prendre soin de deux petites filles aussi égoïstes qu'incapables de prendre soin d'elles-mêmes. Vous direz que tout cela, c'est bien normal. Que je ne suis pas le seul dans cette situation après tout. Peut-être, peut-être, mais je préfère ne pas penser aux autres. Parce que je n'ai pas le temps de penser aux autres. Parce qu'il me faut aussi penser à moi. À mon bonheur. À mon épanouissement.

Et c'est précisément ce que je faisais la semaine dernière pendant que vous pensiez naïvement que j'étais malade parce que vous vous disiez que des enfants, ça donne des maladies à leurs parents. Je prenais soin de mon moi primal, je me dorlotais un peu l'enfant intérieur avec tout ce que le salaire démesuré d'un enseignant au Cégep peut se payer. Pendant une semaine bénie (et tellement méritée!), j'ai fait un véritable tour du monde intérieur: massages thérapeutique turcs et japonais, spas et saunas groenlandais (la Scandinavie, c'est un peu trop 2005), sessions de méditation transcendantale, retraites karmiques, nettoyage du colon et des chakras (l'Inde est un véritable sous-continent de bonheur), power coaching et cours d'estime de soi californiens, séances de thérapie sexuelle polynésienne, voyages astraux auprès d'un sorcier maya. J'en ai vraiment eu pour mon argent. Et je suis maintenant illuminé, radieux, prêt donc à me réaliser entièrement dans la triple voie sacrée de parent, d'enseignant et de blogueur/thérapeute/sage.

Vous doutez de moi? Vous pensez que je me moque de vous? Que je suis ironique? Vous devriez plutôt bannir le mot ironique de votre vocabulaire. C'est tellement négatif, l'ironie! Ça me fait penser à ce sorcier maya, Ixapal Erfún qu'il s'appelait. Je n'ai jamais entendu une personne aussi négative et souffrant autant de l'illusion du mental. Il prétendait m'offrir un enseignement qui allait changer ma vie. Il prétendait détenir l'ultime secret du bonheur. En sept ultimes révélations finales! Je les ai notées, bien entendu, ses fameuse et fumeuses «révélations» de maya-civilisation-disparue-pas-pour-rien-finalement. Je ne voulais pas avoir l'air de ne pas avoir découvert et assimilé, durant ma semaine d'auto-exploration-du-moi-par-mon-soi, l'importance d'être ouvert, d'être à l'écoute. Mais n'espérez pas trop de ces révélations, que je vous cite ici verbatim et à propos desquelles je vous recommande fortement d'être – mon chakra coronal ne va pas aimer ça – critiques…

Première révélation ultime: « Ne recherchez pas le bonheur. » 
C'est inutile. Complètement inutile. Si le bonheur existe, il appartient à ceux qui ne le recherchent pas. Il appartient à ceux qui préfèrent se consacrer à quelque chose d'autrement plus important qu'eux-mêmes. Il arrive le plus souvent sans qu'on l'espère. Il est parfois, mais rarement, donné, comme une sorte de reconnaissance tacite des choses ou des hommes, en récompense d'efforts gratuits et sincères. Mais le plus souvent, l'homme est fait pour trouver le bonheur dans des conditions difficiles, par des efforts démesurés pour que ces conditions s'améliorent à peine, non pour lui mais pour autrui.

Seconde révélation ultime: « Ne visualisez pas ce que vous désirez. »
Ce n'est pas ainsi que vous obtiendrez quoi que ce soit. Vous obtiendrez ce que vous désirez en travaillant fort. Ou en vous acharnant. Ou en y renonçant. Ou par chance. On en trichant. Et cela vous laissera peut-être un goût amer, peut-être pas. Parfois, ce que vous désirez, vous ne l'obtiendrez jamais, peu importe ce que vous faites. Et ce que vous désirez, lorsque vous l'aurez, ne vous apportera que rarement ce que vous avez espéré. Ce sera pire ou mieux, mais autre chose, et vous serez souvent surpris. Si vous tous vos rêves se sont toujours réalisés ainsi que vous les aviez «visualisés», vous manquez probablement d'imagination. Ou bien la vie n'a que très provisoirement oublié de vous jouer de bien bons ou de bien vilains tours.

Troisième révélation ultime: « Ne cultivez pas votre estime de vous-même. » 
Ne vous faites pas de compliments. Ne répétez pas tous les jours devant le miroir que «vous le valez bien», que vous êtes beau, que vous êtes intelligent, que tout le monde vous aime. Si c'est vrai, d'une part, il est inutile de vous le répéter pour vous en convaincre. Vous manquez d'estime de vous-même, soit, mais vos paroles demeureront toujours moins convaincantes que les faits eux-mêmes, qui ne sont pourtant pas parvenus à vous convaincre. Oubliez-vous un peu et travaillez davantage à quelque chose dont vous serez fier un jour. Si c'est faux, d'autre part, vous aurez beau essayer, vous ne pourrez pas vous tromper vous-même, vos qualités imaginaires ne feront toujours que mettre en valeur vos défauts bien réels. Oubliez-vous un peu et travaillez davantage à quelque chose dont vous serez fier un jour.

Quatrième révélation ultime: « Ne traitez pas votre corps comme un temple. »
À moins de savoir vraiment ce qu'est un temple. Ce n'est pas un lieu de calme, de luxe et de volupté. Ce n'est pas un lieu paisible et lumineux. Ce n'est pas un lieu dont on prend soin parce qu'il serait important en lui-même. C'est un lieu pour nous faire oublier le lieu, justement… un lieu d'ascèse, de renonciation et de souffrances. Un lieu de sacrifices. Si vous voulez vraiment prendre soin de votre corps, préparez-vous à avoir faim, à être essoufflé, à transpirer et à éprouver des douleurs musculaires. Préparez-vous à vous ennuyer, à lutter contre vous-même et à tout vouloir abandonner. Préparez-vous à sacrifier le temps que vous consacrez à des choses beaucoup plus importantes et significatives que votre corps, comme votre emploi, votre famille, vos amis. Le bien-être viendra peut-être tout seul après que vous aurez surmonté tout cela, si jamais vous y parvenez…

Cinquième révélation ultime: « Ne cherchez pas à vous réaliser dans votre emploi. »
Cherchez simplement le meilleur et le plus honnête emploi que vous êtes capable d'obtenir et de bien faire. Ce sera bien assez difficile. Et lorsque votre emploi vous permet de vous réaliser vraiment, ne vous en vantez pas. Certains emplois sont plus payants que d'autres. Certains sont plus valorisés. Certains sont plus amusants. Certains permettent de se réaliser. Ce sont souvent les mêmes emplois. La vie est injuste. Si cette injustice vous avantage, tant mieux pour vous, mais taisez-vous et évitez d'être un salaud! Vous n'êtes pas une personne plus moderne parce que vous avez le privilège de gagner plus d'argent en vous amusant davantage à faire quelque chose que tout le monde respecte et qui vous permet de vous accomplir.

Sixième révélation ultime: « Ne vous offrez pas de récompenses. » 
Vous en méritez probablement beaucoup moins que vous pensez. Un petit test : pensez à une personne que vous admirez réellement et demandez-vous à quelle fréquence cette personne s'est récompensée pour ce qu'elle a fait. Pensez à Gandhi. Pensez à Chantal Petitclerc. Pensez à Rocky Balboa. Pensez à Hannah Arendt. Pensez à qui vous voulez. Et lorsque vous méritez vraiment une récompense, il n'est pas particulièrement utile de s'en faire à soi-même. On n'en jouit pas vraiment. Pas plus qu'on ne peut jouir émotionnellement des gratifications sexuelles qu'on se donne à soi-même.  La récompense doit venir d'autrui. Et bien souvent elle ne viendra pas. Et si vous intervenez sur autrui pour qu'elle vienne, vous en jouirez moins. Vous serez donc beaucoup plus heureux de ne rien espérer et de vous laisser parfois surprendre agréablement.

Septième et ultime révélation ultime: ...
Si vous avez travaillé de toutes vos forces à l'accomplissement d'une tâche difficile et véritablement importante, si vous êtes capable de porter sur votre travail un regard lucide et de trouver malgré cela que le résultat n'est pas trop décevant, si vous vous êtes épuisé ou si vous avez négligé votre santé pour obtenir un tel résultat, si ce travail comportait tout un lot de frustrations ou de situations devant lesquelles vous vous êtes souvent révélé impuissant sans vous apitoyer et si personne ne vous a félicité convenablement, prenez un verre du meilleur vin que vous êtes capable d'apprécier avec quelqu'un que vous aimez. Pas pour vous récompenser. Mais pour en profiter. Avec une attitude comme la vôtre, vous êtes vraisemblablement déjà heureux, même si vous ne prenez pas toujours le temps de vous en rendre compte.

Tout cela est faux bien entendu. Si c'était vrai, ça ce saurait et on l'enseignerait partout où le bonheur est à vendre. C'est pourquoi Relations d'incertitudes vous invite officiellement à ne suivre aucun de ces conseils. Ne recherchez que votre bonheur personnel, visualisez-le avec toute la positivité dont vous êtes capable, appuyez-le sur une estime de vous-même bien nourrie ainsi qu'un corps soigné aux petits oignons, accomplissez-vous dans votre emploi comme tout le monde devrait le faire et payez vous une foule de petites récompenses que vous méritez bien. Vous avez des doutes soudains? Vous trouvez tout cela égoïste, égocentrique, égo-kékchose. Ne vous en faites pas, Noël approche, vous pourrez partager votre bonheur et vous soulager la conscience. Pourquoi ne pas offrir à votre belle-mère obèse un livre d'alimentation vivante, ou à votre beau-frère qui travaille au salaire minimum chez Valentine un guide d'épanouissement personnel en douze étapes? Ils seront tellement reconnaissants d'évoluer grâce aux soins d'une âme aussi vieille et aussi décentrée que la vôtre.

Si vous aimez, partagez.

mercredi 21 novembre 2012

Catharsis


J'aurais bien préféré vous offrir un festin
D'idées et d'ironie, faire penser et rire,
Feindre un peu la folie, jouer au sot, ou bien pire:
Travailler pour cela du soir jusqu'au matin.

J'aurais aimé délier quelque triste destin,
Entrouvrir l'huître obscure, et par là vous séduire.
J'ignorais qu'en moi-même un mal s'agitait. Dire
La suite est trop pénible, atroce. L'intestin

Se tordant, ma douleur, bien plus forte que moi,
Est dure à contenir. Il n'y a pas d'émoi
Plus laid, de pire horreur. Ah! L'affreuse diarrhée!

Étourdi, un peu blême et le cœur à l'envers,
Je vous offre, giclant dans les gouffres amers,
De troubles grumeaux bruns et puants en purée.

mercredi 14 novembre 2012

Homo declinens

Commençons par une anecdote qui aurait certainement fait réfléchir les moralistes classiques et qui fait bien rire aujourd'hui. Dans l'État de New York, le 2 juillet 2011, un américain de 55 ans dénommé Philip Contos est mort des suites d'un traumatisme crânien après avoir perdu la maîtrise de sa motocyclette. Au moment de l'accident, il ne portait pas de casque. En eût-il porté un qu'il serait toujours en vie selon les spécialistes. Mais Philip Contos, durant sa vie, n'avait probablement jamais suivi les conseils d'un spécialiste, et il n'aimait pas porter de casque. Chasseur-cueilleur du dimanche, ami fidèle de son chien Buck, avec qui il passait tous ses temps libres, il appartenait à cette race d'hommes qui ne se sentent vivre vraiment qu'à toute vitesse et affrontant de plein fouet la vive sensation du vent qui siffle sur leurs cheveux. Malgré son âge, ceux de Philip Contos avaient d'ailleurs conservé le lustre primitif des gerbes de blé sauvage. C'étaient des cheveux qui avaient respiré! Celui que ses amis surnommaient virilement Phil n'aimait donc pas porter de casque, mais ce qu'il détestait encore plus, c'était qu'on l'obligeât à en porter un. Lors de l'accident qui lui coûta la vie, il était d'ailleurs en train de mener, sur la Route 11 qui passe à travers une petite ville au nom iroquois d'Onondaga, une bande de motocyclistes manifestant bruyamment leur désobéissance civile à la loi imposant le port du casque. Comme le rappelait sans effusion inutile l'un de ses meilleurs amis : « He didn’t like government intrusion into our daily lives. » Contos est mort en défendant sa liberté… de mourir stupidement.


J'ai découvert cette anecdote sur la page consacrée aux Darwin Awards, qui vise à commémorer toutes celles, mais surtout tous ceux qui améliorent par leur mort idiote et exemplaire le bagage génétique de l'humanité. L'idée est simple et en apparence difficile à réfuter : la sélection naturelle de l'espèce humaine n'étant pas achevée, n'étant pas achevable, nous assisterons donc toujours aux jugements froids et tranchants d'une nature purgeant l'humanité de ses gènes défectueux. C'est très drôle, très rassurant, et très faux bien entendu. Les cas de Darwin Awards sont aussi cocasses qu'exceptionnels. Combien sont-ils comme cet homme brésilien et son épouse qui, cédant à des pulsions ancestrales, décideront d'immobiliser brusquement leur véhicule sur l'autoroute, en plein brouillard, à l'heure de pointe, pour faire l'amour… et se verront heurtés de plein fouet par un camion de marchandise, mourant sur-le-champ, interrompus ironiquement dans l'accomplissement de l'acte par lequel leur stupidité aurait risqué de se reproduire? Imbéciles ou non, nous portons presque tous des casques désormais, que ce soit au hockey, en moto ou à vélo, et l'époque approche certainement où les enfants devront en porter jusque dans les escaliers de leurs écoles. Les lits douillets auxquels nous réservons la plupart de nos ébats amoureux ne sont pas plus dangereux ou moins féconds lorsque nous sommes imbéciles. La sélection naturelle de l'espèce humaine n'est pas achevée, n'est pas achevable, mais il y a tout lieu de croire qu'elle ne privilégie plus depuis longtemps l'intelligence.

Bien au contraire… Telle était du moins la thèse d'une comédie de science-fiction apocalyptique de Mike Judge parue en 2006, Idiocracy, dans laquelle un soldat américain d'intelligence très moyenne se réveillait, suite à une expérience scientifique ratée, au tout début du XXVIe, devenant sans effort l'homme le plus intelligent et le futur Président d'une Amérique incurablement idiote et dégénérée d'avoir encouragé économiquement les moins brillants à procréer beaucoup plus vigoureusement que les autres. Je vous laisse juger de la qualité philosophique et esthétique de ce film où tous ne verront pas comme moi une heureuse et improbable rencontre entre Karl Marx, Richard Dawkins, Andreï Tarkovski et Mel Brooks. Pour apprécier la rigueur de la démonstration dans tout son raffinement dialectique, je vous propose ici d'en regarder la scène introductive.


Difficile d'exprimer ici le moindre désaccord significatif! Exagérer, ce n'est pas mentir. L'intelligence humaine semble bel et bien incapable de la folie nécessaire à sa reproduction.

Telle est aussi la thèse d'un scientifique réputé, Gerald Crabtree, un généticien de l'Université Stanford en Californie dont le Guardian commentait lundi dernier la récente série d'articles intitulée Our Fragile intellect. Crabtree ne suppose même pas que les moins intelligents ont plus de chance de se reproduire. Son hypothèse est plus conservatrice : l'intelligence aurait tout simplement cessé, depuis l'invention de l'agriculture et de civilisations densément peuplées, de jouer un rôle déterminant dans la capacité de reproduction de l'homme. Estimant que le nombre de gènes responsables de l'intelligence humaine serait situé entre 2000 et 5000, Crabtree est parvenu à calculer en s'appuyant sur des modèles probabilistes que la plupart d'entre nous portons désormais entre deux ou trois mutations de ces gènes apparues durant les trois milles dernières années. Des mutations qui ont plus de chance d'être nuisibles que d'être utiles. Des mutations qui auront diminué l'intelligence sans entraîner la mort de celles et ceux qui les portaient. Des mutations à cause desquelles Crabtree se dit en mesure d'affirmer qu'un contemporain quelconque de Socrate était probablement plus intelligent que l'un quelconque de nos contemporains. Nos ancêtres plus intelligents que nous, qui avaient appris à reconnaître l'intelligence supérieure de leurs propres ancêtres, l'avaient eux-mêmes bien compris. L'humanité n'était pour eux qu'une nef remplie de fous en quête de plaisirs immédiats, voguant sans direction, déclinant à l'abandon, au gré de courants incertains, mais toujours descendant.

Jérôme Bosch, La Nef des fous (1490-1500),
huile sur sois, Musée du Louvre, Paris.

Peut-on espérer mieux pour l'humanité? Je répondrai comme les Anciens. Credo quia absurdum. J'y crois parce qu'il est absurde d'y croire. Plus absurde encore que n'osent l'imaginer Mike Judge, Gerald Crabtree ou Jérôme Bosch, qui tous souffrent d'un indéniable excès d'optimisme en supposant l'humanité unie dans son déclin. Ce que ne révèle pas Mike Judge, c'est que tous les hommes du futur ne seront pas également idiots et qu'il restera encore une minorité d'hommes assez intelligents pour dominer la majorité abrutie. Ce que Gerald Crabtree ne prend pas le temps d'expliquer, c'est que l'intelligence moyenne de l'humanité aura beau diminuer, la croissance de la population et l'évolution technologique feront en sorte que le nombre d'intelligences remarquables dans le futur ne diminuera pas. Après tout, n'y a-t-il pas au moins autant d'intelligences remarquables dans une mégalopole contemporaine comme New York que dans l'Athènes de Socrate, une ville à peine plus peuplée que ne l'est aujourd'hui Longueuil et n'ayant bénéficié d'aucun accès aux neurostimulants ou aux thérapies géniques actuelles? Ce que ne montre pas Jérôme Bosch, c'est que l'humanité n'est pas toute dans la Nef. Il y aura toujours des hommes sur le rivage pour regarder la scène avec fascination. Certains sont plus sages, mais personne sur la nef ne semble les écouter. Les autres sont comme les fous dans la nef, mais ils sont beaucoup plus rusés et comptent bien tirer profit du naufrage imminent.

S'il est vrai que l'intelligence humaine est condamnée à décliner - ce dont il est encore possible de douter et ce contre quoi il semble du moins encore possible de lutter - ce qu'il faudra craindre, ce n'est pas tant l'abêtissement de tous que l'asservissement d'une sous-humanité par une élite surhumaine. Il n'y a pas de casque contre cela. Les inégalités économiques, intellectuelles et biologiques du futur pourraient bien se révéler plus terrifiantes que les pires racismes imaginés par le vingtième siècle.

Si vous aimez, partagez.

mercredi 7 novembre 2012

Change we can believe in

Vous souvenez-vous de la fin du monde? C'est vrai qu'il y a déjà longtemps qu'elle a eu lieu. Vous avez peut-être oublié. Laissez-moi donc vous rafraîchir la mémoire. C'était le 13 septembre 1999…

Je m'en souviens comme si c'était hier. J'habitais avec quatre amis l'un de ces appartements étroits, allongés et autrefois abordables qui sont typiques de la rue Saint-Denis. J'étais en train d'étudier (ou de faire autre chose) dans le cagibi qui me servait aussi de bureau, de chambre à coucher, de salle à manger, de… Stéphane était accouru en criant. Sa voix était extraordinairement grave et puissante, mais claire et précise aussi. C'était une voix faite pour calmer les foules hystériques, une voix faite pour sauver des vies. Philippe!!! Il faut que tu voies! Les images diffusées en direct à la télévision allaient rejouer en boucle et nous hypnotiser pendant des semaines. Les scientifiques devenus tristement célèbres… le centre de recherche secret… la navette sur le point de s'écraser… l'explosion dévastatrice… l'enchaînement d'actes héroïques et futiles… la date à jamais marquée dans notre esprit… Le… 13 septembre… 1999… l'explosion dévastatrice encore… puis cette sphère jaune et aveuglante en expansion. Qu'était-il arrivé? Il nous fallut presque une heure avant de tout comprendre. Nous n'étions pas en danger pour l'instant. C'était un incident nucléaire, une sorte de réaction en chaîne, mais elle avait eu lieu loin de nous, bien loin... sur la lune. L'explosion avait propulsé celle-ci hors de l'orbite terrestre. Dans quelques mois nous allions la perdre de vue à jamais. En ce moment même, elle dérive encore dans le silence éternel des espaces infinis.

mercredi 31 octobre 2012

L'oeil du cyclone


Connaissez-vous Sandy? C'est une vedette comme on en n'en fait plus. Elle fait une tournée en ce moment même sur la côte est des États-Unis. J'ai oublié le nom de la tournée. Appetite For Destruction ou Still Hungry je crois. Quelque chose de Glam metal en tout cas. On ne parle plus que d'elle ces jours-ci. Quelle audace! Quel panache! Elle fait vraiment des ravages...

Quel con!

Non!?! Vous ne la connaissez pas? C'est vrai qu'elle n'est pas facile à reconnaître. Elle s'est déguisée en Frankenstorm pour l'Halloween. C'est un costume très difficile à réaliser, tissu de membres disparates. Il y a des millions de personnes à déguiser de façon hétéroclite. Il faut des familles inquiètes et photogéniques, des sauveteurs héroïques et sexys, des hommes d'État responsables et charismatiques, des propriétaires têtus et juste assez fashionably rustiques. Il faut des politiciens opportunistes et bien coiffés, des pasteurs réactionnaires et qui ont le sens du scandale, des environnementalistes qui ont tout vu venir et qui savent tenir la réplique devant des climato-sceptiques… convaincants. Il faut aussi beaucoup de sinistrés et de blessés pittoresques. Quelques jolis cadavres ne nuisent jamais.

Non mais quel con, vraiment!

C'est vrai, j'avais oublié… Il faut des chroniqueurs qui savent maintenir un ton moralement approprié et se montrer indignés par le traitement médiatique de l'événement tout en l'exploitant sans vergogne. Mais continuons, continuons. Il y a les décors aussi. Très dispendieux, bien sûr. State-of-the-art. Il faut idéalement détruire des villes entières. New York par exemple, mais pas tout de suite, c'est quand même le punch. Il faut commencer par des stations balnéaires cossues ou des villes touristiques symbolisant l'assouvissement infini de tous les désirs. Quelque chose comme Boardwalk Empire réduit en charpie. Quel tableau! L'impact est tout aussi visuel que moral. Dans le genre La Récompense du Vice ou Tous égaux sous le ciel. Et puis après seulement on peut montrer New York. Les fenêtres calfeutrées. Les rues presque désertes. La une abandonnée d'un journal, emportée par le vent, annonçant la catastrophe à des fuyards depuis longtemps disparus. Les souterrains silencieux d'une station de métro condamnée avant d'être engloutie. Un tremblement sourd. Puis l'eau qui déferle et qui gicle comme un orgasme. Le tout s'achevant par un plan américain de la statue de la liberté, still standing for freedom.

Bon, bon, bon… T'en as assez dit, là? T'es satisfait?

***

Tout cela semblera grossièrement exagéré à quiconque ne suit pas comme moi d'un peu trop près l'actualité américaine. En ce qui me concerne, je dirais que c'est juste assez exagéré. Je sais que pour certains, il n'y a pas de juste exagération. Plusieurs préfèrent leurs analyses socio-politico-économico-météoro-culturelles froides, précises et rigoureuses. Appelons-les des amateurs de sushis éditoriaux. Et bien moi, je préfère les cheeseburgers bien coulants et plein de gadgets douteux. Il faut dire que je souffre d'une sorte de dépendance malsaine à tout ce qui est américain. Walt Disney, Ronald McDonald  et Barack Obama m'ont probablement endommagé pour la vie. Et si cette dépendance m'a permis de découvrir des écrivains, des cinéastes ou des intellectuels aussi éblouissants que Cormac McCarthy, Paul Thomas Anderson ou Martha Nussbaum, il reste que le plus souvent, je me contente du New York Times, de CNN ou du Daily Show. Comme le diraient nos voisins du sud, c'est la vie

Le véritable problème avec une telle dépendance, dont la plupart de mes compatriotes québécois souffrent inévitablement à un degré ou à un autre, c'est qu'elle tend à nous rendre passifs. Comme si tout ne s'inventait, tout ne se faisait, tout ne se décidait qu'aux États-Unis. Comme si nous ne pouvions qu'attendre et subir la prochaine crise financière, le prochain président, le prochain ouragan. Seulement, comme j'écris dans ce luxueux bureau où mes deux collègues et moi avons la chance de partager une douzaine de pieds carrés et une FENÊTRE!!!, j'ai le loisir de voir avec mes propres yeux Sandy en personne, en direct, in Quebec. Et laissez-moi vous dire que ce n'est pas impressionnant. Pour citer approximativement Météomédia, Sandy, c'est du temps nuageux avec averses et éclaircies isolées. Wow… Fallait-il craindre autre chose? Cela ne devrait-il pas nous servir de leçon? Le jour où GodTM décidera que les Américains sont mûrs pour un véritable déluge expiatoire, il se pourrait bien que le Québec ne reçoive que quelques centimètres de pluie. Le jour où un éventuel président républicain décidera de détruire pour de bon le mince filet social de son pays afin d'assurer l'émancipation finale de nobles et héroïques milliardaires, il se pourrait bien que nous décidions d'élire un gouvernement minoritaire dirigé par François Legault. On s'en remettra…

Je ne connais pas très bien la météorologie, mais comme tout le monde, j'en ai quelques notions. Et comme dans une vie antérieure j'ai fait des études médiocres en mathématiques et en physique, je serais à peu près capable d'expliquer à un enfant, à condition qu'on me donne des bâtons à cafés et quelques crayons à colorier, des phénomènes complexes et inter-reliés comme la température, la pression atmosphérique et le vent. J'aurais beaucoup plus de difficulté, il me faudrait relire attentivement certains livres depuis longtemps oubliés, mais je ne serais pas tout à fait incapable non plus d'expliquer à un adulte les équations primitives atmosphériques, qui sont une application aux surfaces sphériques des équations de Navier-Stokes, qui décrivent plus généralement la dynamique des fluides. Je me souviens encore du théorème de la boule chevelue. Appliqué à une boule chevelue idéale qu'on tenterait de coiffer de telle sorte que tous les cheveux soient collés à la sphère et qu'aucun n'en croise un autre, ce théorème affirme qu'il existe au moins un endroit sur la boule où un cheveu refusera d'être coiffé. Une singularité. Appliqué à l'atmosphère terrestre, ce théorème affirme qu'il existe en tout temps au moins un endroit sur la terre où il ne vente pas du tout, un lieu autour duquel tout semble tourner, un lieu aussi calme qu'imprévisible, mais je ne parle déjà plus en scientifique...

Nous pouvons nous croire prisonniers d'un système, DU Système. Nous pouvons nous croire emportés à jamais par les vents omniprésents et omnipotents du capital, de la puissance et du prestige. Nous pouvons suivre avec une angoisse d'esclaves les cours et les fluctuations qui, en provenance du sud ou de l'ouest, nous déterminent implacablement. Mais nous savons que sur terre, il existera toujours au moins un lieu où ces lois semblent inopérantes. Au moins un. Mais presque toujours plus. Il ne s'agit peut-être que de lieux imaginaires. Toutes sortes de topologistes et autres spécialistes du colmatage des singularités sont payés pour nous en convaincre. Mais ces lieux, imaginaires ou non, nous devons tenter de les habiter coûte que coûte.

Philippe Labarre, pour Relations d'incertitude, qui semaine après semaine tente de vous rendre un peu plus habitable l'œil du cyclone…


Si vous aimez, partagez. 

mercredi 24 octobre 2012

Accidents de parcours

Cueillette
C'était un lundi avant-midi, le jour de l'Action de grâce. Il faisait beau, l'air était presque tiède, le ciel était sans nuage et d'un bleu qui rappelait encore septembre. À la maison, leurs filles étaient excitées et elles criaient sans cesse. Pour une poupée, pour un nom de princesse, pour rien parfois. On ne saura jamais à quel point l'humeur d'enfants a souvent dû déterminer l'histoire. Ils étaient donc allés cueillir des pommes, dans ce petit village sur la rive nord où ils vont presque chaque année cueillir des pommes. Ça leur fera du bien. C'est ce qu'ils s'étaient dit. Mais ils étaient revenus épuisés, les filles ne s'étaient jamais calmées finalement. Entre deux demi-heures impossibles de voiture, lentement et en profitant des moindres distractions, ils avaient rempli un grand sac, celui à quinze dollars, de Lobo et de McIntosh. L'une pour les tartes et l'autre pour croquer. Elles sont meilleures cette année, à cause du gel au printemps. Si vous les conservez au frais elles seront bonnes pendant des mois. Le sac repose, bien au frais, dans le réfrigérateur du sous-sol. L'une des pommes est pourrie. En janvier, quand ils ouvriront le sac oublié, elles seront toutes pourries.    

mercredi 10 octobre 2012

Les vrais révolutionnaires

Depuis le tout récent virage à gauche toute! du Québec, on a beaucoup parlé d'eux. Vous les croisez tous les jours avec envie ou admiration. Ils sont certainement riches, mais ne cherchez pas leur monocle et n'allez surtout pas les traiter de bourgeois. Ils sont jeunes, dynamiques, sexys…et si vous leur demandez de quoi ils sont le plus fiers, ils seront unanimes à vanter la fermeté de leur éthique de travail. Qu'ils soient créateurs d'emplois ou workaholics, jet-setters ou trend-setters, ils ont tous un point en commun : pas question de payer davantage d'impôts! On les a entendus sur toutes les tribunes, mais qui sont-ils réellement, derrière l'enceinte de leur vie privée? Cette semaine, Relations d'incertitude a dépêché son chroniqueur urbain auprès de quelques-uns d'entre eux. Enquête dans l'univers intense et fascinant des jeunes riches contre la hausse d'impôts.
                                                                                                  
                                ***
                               
« Pas facile d'être riche en 2012 ». Je suis sur la magnifique terrasse au sommet du Roccabella, le tout nouveau complexe de condominiums luxueux érigé à deux pas du Centre Bell. Il est plus de trois heures du matin. Dire que j'attendais encore il y a deux minutes à peine… Pas moyen de le rencontrer plus tôt, Johann est un homme occupé! Vodka martini dans la main gauche, Montblanc limited edition dans la droite, il me résume la situation en parafant un contrat: « On dirait que tout est de notre faute. La mondialisation, la dérèglementation, la crise financière, la récession, la dette… ce n'est pas en chialant contre nous que tous ces profiteurs paresseux et autres gogochisards vont enrichir le Québec. Le 1% va toujours exister et c'est une bonne chose ». Johann Perv-Hurt dirige avec deux associés la firme de génie-conseil Perv-Hurt-Seymour-Harlot, spécialisée dans la réduction de coût des délocalisations d'entreprise. Seul Québécois à faire partie du célèbre Forbes 400 – il cumule les citoyennetés du Canada, des États-Unis et de Monaco –, Johann songe à déménager le siège social de sa firme à Toronto ou à Singapour. « Tu sais ce qu'elle va me coûter, la hausse de Pauline Marois? » Il lance par-dessus le parapet de la terrasse une bouteille de Stolichnaya Elit à moitié pleine que nous perdons vite de vue. « Il faudrait que je paye deux VP exécutifs à temps plein et que je leur fasse pitcher des bouteilles en continu pour perdre autant d'argent! » Du haut du Roccabella, le rythme envoûtant de la musique lounge et le rire des jeunes professionnelles voltigeant autour de Johann ont tôt fait d'étouffer le bruit agaçant d'une sirène d'ambulance, loin au-dessous, rue Drummond.

mercredi 3 octobre 2012

Verte de ressentiment

Le 26 septembre dernier, Lysiane Gagnon publiait dans La Presse un billet intitulé La leçon des carrés rouges. L'ineptie de ce torchon littéraire et journalistique n'aura probablement pas échappé à l'espèce menacée des lecteurs intelligents de ce quotidien, mais le monde actuel étant ce qu'il est, nous lisons vite, trop vite souvent pour apprécier finement tout l'effort qui a été fourni par l'auteure afin de rendre ce billet aussi inepte. C'est pourquoi je vous propose ici une remise en contexte des propos de Lysiane Gagnon, qui permettra je l'espère de mieux apprécier la subtilité de son épaisseur.

                                                       ***

La scène se déroule sur la place Émilie Gamelin à Montréal. C'est la fin septembre, le temps est pluvieux et la place est presque déserte, hormis pour la présence d'un employé de Gentilly-2 qui tente de recueillir des signatures contre la fermeture de la centrale nucléaire. Discutent avec lui une étudiante du Collège du vieux Montréal, une professeure de l'UQAM et un homme d'affaires possédant un commerce sur la rue Saint-Catherine, auxquels se joint la journaliste Lysiane Gagnon.

Lysiane – Mais qu'est-ce que vous faites avec vos protestations pépères contre la fermeture de la centrale?

L'employé – Pas encore une… Ne venez pas m'insulter vous aussi! Je suis seulement là pour défendre mon emploi. J'ai le droit d'exprimer mon opinion, non? Même si personne ici ne veut signer ma pétition…

L'homme d'affaires – Moi si, moi si… je viens de la signer.

L'employé – Merci, je ne pensais pas à vous.

L'homme d'affaires  Personne ne pense jamais à moi.

La professeureà l'homme d'affaires – Personne ne pense à vous, elle est bonne..! À l'employé. Et vous, personne ne vous à insulté, voyons. Nous discutons calmement et rationnellement. Ce n'est tout de même pas de notre faute si vous défendez une cause perdue.

lundi 24 septembre 2012

Caricatures de Dieu

Avez-vous vu la «bande annonce» de L'Innocence des Musulmans? Vous savez, ce petit film «amateur» qui a mis le feu aux poudres – littéralement au Moyen-Orient, puis symboliquement en Occident (aux États-Unis, le candidat empereur du mal en a profité pour mépriser la «faiblesse» diplomatique du Président tandis qu'en France, les caricaturistes ont bêtement surenchéri). Moi je l'ai presque vue. Ou plutôt, je l'ai vue, mais pas toute. J'en ai vu quelques petites minutes seulement, parce qu'il est franchement difficile d'en regarder davantage. Non, je n'ai pas été ébloui. C'est seulement vraiment mauvais. Pas dégoûtant, juste tristement ennuyant. Et comme je ne suis pas un voyeur endurci, les phénomènes viraux me font parfois rougir un peu, comme ces maladies qu'on appelait autrefois, non sans superstition, vénériennes. Pour ceux qui comme moi ont tendance à rougir facilement, je vous conseille de guérir le mal par le mal avec la médecine insolite des elfes de la vapeur. Mais je m'égare… En fait, et de façon générale, les attroupements virtuels spontanés suscitent en moi la rare émotion religieuse dont je sois encore capable : la sainte indignation devant l'idolâtrie.


Pour définir les choses sans nuance inutile, je dirais qu'idolâtrer, c'est essayer par des sacrifices d'obtenir la sollicitude d'objets de puissance capricieux et magiques. C'est croire qu'il y a dans un bœuf de marbre à tête humaine un fantôme fâché qui demande quelques litres de sang de vierges en échange d'héritiers mâles. C'est croire que le soudard à moto qui vient d'en battre un autre avec une bouteille cassée est le plus fort, le meilleur des deux, et donc plus particulièrement un meilleur père pour d'éventuels enfants qu'il ne battra certainement pas si on apprend à lui faire plaisir et à s'excuser quand on aura été insolente. C'est croire aux humeurs sacrées des marchés financiers et leur sacrifier des emplois par millions. C'est vénérer charisme, puissance et richesse. L'idolâtrie m'indigne. Je maudirais même l'idolâtrie si ce n'était pas si contradictoire. Je partage donc le courroux de Moïse devant les adorateurs du veau d'or, même si je m'abstiens généralement de massacrer les hérétiques. Je comprends même l'arrogance impatiente des premiers missionnaires chrétiens devant les cultes phalliques et hystériques, même si je m'abstiens généralement aussi de coloniser des peuples païens.

C'est pourquoi j'ai tendance à éviter religieusement le genre de spectacle auquel on s'intéresse uniquement parce que d'autres s'y intéressent. Quand tout le monde en parle parce que tout le monde en parle, l'idolâtrie n'est pas loin. Et c'est donc aussi pourquoi j'aurais eu normalement tendance à éviter L'Innocence des Musulmans. Mais quand on a présenté ce film comme «amateur», je n'ai pas pu résister, j'ai voulu savoir ce qu'avait pu produire un homme seul, dans sa belle incertitude, comme réflexion naïve et authentique sur la puissance de Dieu, sur la faiblesse de l'homme, sur les abîmes de la foi et du fanatisme. Vous direz que mes attentes étaient peut-être trop élevées. Le peu que j'ai vu a néanmoins suscité en moi de profondes questions. L'amateur peut-il faire tant de mal? Peut-être n'était-ce pas un film amateur après tout? Peut-être le réalisateur avait-il eu un peu de financement? Peut-être savait-il ce qu'il faisait quand il faisait jouer à ses comédiens des dialogues innocents pour ensuite les repiquer avec des propos insultants et blasphématoires? Peut-être Sam Bacile voulait-il faire du mal?

En tout cas il a réussi, et à cette échelle historico-mondiale, on ne peut plus dire que c'est là l'acte d'un amateur. Les dommages sont là pour le prouver. Des hommes ont perdu la vie et d'autres les suivront bientôt. Des démocraties balbutiantes devront reculer de quelques décennies pour apaiser politiquement la colère de fidèles ignares et insultés. Des libertés d'expression fondamentales seront partout remises en question à cause d'un acte d'agression symbolique stupide. Je ne pèse pas, je ne compare pas les torts ici. Les meurtriers fanatiques sont impardonnables en regard d'une loi autrement plus souveraine que la loi non écrite et non codifiable enfreinte par Sam Bacile et Charlie Hebdo. Nous ne devrions pas avoir à négocier les limites respectives de notre liberté d'expression et de notre droit à la vie à cause de chantages fanatiques. Aucune loi ne devrait être nécessaire là où il appartient à l'intelligence de s'exprimer. La loi ne suffit pas, la loi ne suffira jamais. Mais à cause d'un malheureux imbécile, elle tentera désormais de suffire un peu plus, de nous déterminer davantage, de réduire notre marge d'incertitude.

Malgré tout cela, je ne comprends malheureusement pas l'indignation des musulmans en colère – et ils sont certainement loin de l'être tous - avec lesquels je partage trop peu, il est vrai. Je vis au nord-ouest de l'occident une vie d'occidental. Je suis en santé, je suis éduqué, et à toutes fins pratiques, je suis riche. Je me paie le luxe de ne même plus croire en Dieu. Mais je n'ai pas oublié ce que peut être la foi. C'est pourquoi je n'ai pas oublié non plus que toute représentation de Dieu est profondément inadéquate. Seulement je ne crois pas que les mots sont moins susceptibles de susciter l'idolâtrie que les images. Dieu ne saurait être représenté, point. Ni dans une œuvre, ni dans un livre, ni dans la nature. Pas besoin d'interdiction violente pour le signifier. Dieu, si tant est que ce nom a même un sens, dépasse notre entendement. Dieu est peut-être justement cet être dont on ne peut faire que des caricatures. C'est pourquoi, si j'étais un prophète, je me garderais bien d'interdire les représentations picturales, poétiques ou rationnelles de Dieu. Mais il faudrait que ces représentations portent en elles-mêmes la marque de leur ultime insuffisance. Le raisonnement devrait faillir. Le poème devrait imploser. L'image devrait être tragiquement laide. Si j'étais prophète, voici quel serait mon Dieu:


Ce portrait du Christ est l'œuvre d'un véritable amateur, CeciliaGiménez, une octogénaire espagnole qui entendait restaurer une fresque du XIXesiècle par le peintre Elias Garcia Martinez. L'échec dépasse ici de loin la réussite. Dans le chef d'œuvre innocent de Giménez, Dieu ne s'est pas seulement fait homme. Il s'est fait animal, sa couronne d'épines ayant été remplacée par le pelage hirsute de l'ours captif ou du chien abandonné. Il s'est aussi fait extra-terrestre, ses yeux noirs aux pupilles blanches posant sur nous un regard lourd d'une incompréhension aussi intelligente qu'inhumaine. Qu'avons-nous fait de ces siècles d'histoire qui nous ont été confiés? Qu'avons-nous fait de cette terre riche et vivante dont nous avions la garde? C'est ainsi que ce regard infiniment étranger nous accuse sans nous comprendre. Mais surtout, dans cet émouvant portrait, Dieu s'est fait muet, littéralement. Il n'a plus de bouche. Parce que Dieu n'a plus rien à nous dire. Parce Dieu n'ose plus croire que nous comprendrons un jour sa parole. Parce Dieu s'est lui-même sacrifié en tant que Christ pour nous prouver son impuissance et nous libérer une fois pour toutes de l'idolâtrie et du sacrifice.

Le sacrifice fut idolâtré. Dieu ressuscita. Ecce homo.

Si vous aimez, partagez.