Cueillette
C'était un lundi avant-midi, le jour de l'Action de grâce. Il faisait beau, l'air
était presque tiède, le ciel était sans nuage et d'un bleu qui rappelait encore
septembre. À la maison, leurs filles étaient excitées et elles criaient sans
cesse. Pour une poupée, pour un nom de princesse, pour rien parfois. On ne
saura jamais à quel point l'humeur d'enfants a souvent dû déterminer
l'histoire. Ils étaient donc allés cueillir des pommes, dans ce petit village
sur la rive nord où ils vont presque chaque année cueillir des pommes. Ça leur fera du bien. C'est ce qu'ils s'étaient
dit. Mais ils étaient revenus épuisés, les filles ne s'étaient jamais calmées
finalement. Entre deux demi-heures impossibles de voiture, lentement et en
profitant des moindres distractions, ils avaient rempli un grand sac, celui à
quinze dollars, de Lobo et de McIntosh. L'une pour les tartes et l'autre pour
croquer. Elles sont meilleures cette
année, à cause du gel au printemps. Si
vous les conservez au frais elles seront bonnes pendant des mois. Le sac
repose, bien au frais, dans le réfrigérateur du sous-sol. L'une des pommes est
pourrie. En janvier, quand ils ouvriront le sac oublié, elles seront toutes pourries.
Expérience
L'idée lui était venue alors
qu'il réfléchissait au fait selon lui troublant que les hommes infidèles ont
souvent plusieurs maîtresses, tandis que les femmes infidèles n'ont souvent qu'un
seul amant. Les femmes étaient-elles plus infidèles que les hommes? C'était
suspect. Il n'y a pas que cela de suspect.
Ses filles jouaient trop silencieusement depuis trop longtemps dans leur salle
de jeu. Il s'attendait à quelque dégât spectaculaire, à une mise en désordre lente
et systématique de toutes les poupées, de tous les costumes de princesse, de
toutes les cartes, de toutes les pièces du moindre jeu. Quand il entra dans la
pièce, ses filles complétaient un casse-tête, silencieuses, la plus vieille
aidant la plus jeune à trouver les morceaux que celle-ci ajustait habilement
les uns aux autres. Elles faisaient des progrès. - Avez-vous faim? – Oui!!!
Il leur avait donné un bol contenant trois pommes. Elles s'étaient précipitées sur
lui en se bousculant rudement. - Attendez,
attendez! Je vais déposer le bol et je vais m'en aller. Quand je vous le dirai,
vous pourrez chacune prendre une
seule pomme. Vous ne devez pas manger
la troisième. Si vous y parvenez, vous aurez droit toutes les deux à un biscuit.
Il s'en alla, donna le signal, puis revint quelques minutes plus tard. Les
trois pommes avaient été mangées. – Ce
n'est pas moi!!! – Non, c'est elle!!! Il savait très bien laquelle des deux
avait désobéi. Mais aucune n'eut droit à un biscuit ce jour-là. Il réessaierait
le lendemain. Il croyait en ses filles.
Échantillons
Ils se sont rencontrés lors de l'été 2001,
dans un café étudiant, après leurs cours. Il crut d'abord et pour longtemps
qu'elle avait déjà un amoureux. Elle constata rapidement qu'il n'avait jamais tout-à-fait
la même amoureuse. Ils n'en manquèrent pas moins aucune occasion de passer du
temps ensemble, à discuter surtout. Ils ont toujours aimé, ils aiment toujours discuter. Ils
parlaient alors surtout de cinéma, de littérature, de philosophie. L'essentiel, c'est la confiance. Sans la
confiance, chacun a intérêt à agir aux dépens d'autrui et tout le monde est
perdant. Si chacun peut avoir confiance en l'autre, personne n'aura intérêt à agir aux dépens
d'autrui et tout le monde sera gagnant. C'est ce qu'il disait à l'époque,
même s'il ne savait pas encore de quoi il parlait. La première fois qu'elle vint
chez lui, c'était un peu plus d'une semaine après les attentats du 11
septembre. Tout le monde en parlait encore constamment, mais comme d'un
évènement singulier, sans histoire connue et sans conséquence prévisible. Comme
elle était seule le soir de son propre anniversaire et qu'une amie lui avait dit
qu'il organisait justement quelque chose
chez lui, elle y était allée. Il lui avait souri, lui avait offert une bière,
lui avait parlé un peu. Elle l'avait trouvé charmant. Mais c'est malheureusement avec une autre qu'il s'était réveillé le lendemain. Elle n'allait pas lui en vouloir trop longtemps. Il leur restait encore deux mois avant de découvrir qu'ils s'aimaient. Ils passeront toute leur vie ensemble et ils
seront toujours fidèles. Ils ne le savent pas bien sûr. Comment pourraient-ils
le savoir? Ce qu'ils savent, c'est que l'un mourra normalement avant
l'autre et ils ne peuvent rien imaginer de pire.
Corruption
Je ne parlerai pas de la commission Charbonneau aujourd'hui.
Il n'y a plus de vraies nouvelles à ce sujet depuis longtemps. Il n'y a plus d'évènement réel, que les mises en scène minimalistes ou spectaculaires de fluctuations
quotidiennes, hebdomadaires ou mensuelles. Il n'y a plus de matière à
réflexion que théorique, à écriture qu'oblique. C'est avec une nostalgie usée
pour une époque révolue que je persiste à regarder Infoman tenter sans trop y
croire de nous distraire avec la garde-robe hétéroclite de maître Charbonneau,
avec l'incompétence purement procédurale d'avocats et de procureurs qui ne
croient plus non plus en ce qu'ils font. Ça devrait être dommage. Ça devrait l'être, mais... this is the way the world ends. Not with a
bang but a whimper. Ce que je sais, c'est que de plus en plus, les
témoignages, les allégations et les rumeurs perdent tout contour, toute
objectivité, deviennent bruit de fond, atmosphère, environnement. Je vois venir sans
crainte le jour insignifiant où je ne saurai plus faire la différence entre
Zampino et Zambito. La première éclipse solaire dont dut témoigner en tremblant
ce primate bâtisseur de temples qu'est l'homme fut peut-être une apocalypse. La
deuxième aussi. La mille neuf-cent énième n'aura probablement pas même droit à
une entrée sur Wikipédia. La corruption joindra bientôt la météo, la
circulation routière, les cours de la bourse et le terrorisme. Et c'est en suivant
avec une angoisse ennuyée des cours et des fluctuations que mourra le dernier
humain sur terre.
Résultat
C'est la fin octobre. Il est neuf heures du matin. Si vous empruntez le boulevard
Christophe-Colomb direction sud, faites attention au soleil éblouissant.
L'homme écoute les nouvelles, seul dans sa voiture. Il se rend au centre-ville.
Il est en retard. Il essaie d'anticiper du mieux qu'il peut les mouvements des
véhicules qui l'entourent, mais le ciel d'octobre rend sa tâche difficile. Il
sait qu'il devrait circuler dans la voie de gauche, où il risquerait moins
d'être forcé à tout bout champ de réagir trop rapidement à l'irruption d'un
piéton insouciant, à l'arrêt inopiné d'une voiture. Mais il espère tourner bientôt
à droite, sur Beaubien. Câlisse! Il contourne
à gauche, de justesse, la Ford Focus qui vient de s'arrêter devant lui. Il
entend le klaxon soutenu de la Volkswagen Rabbit qu'il vient de couper. Qu'est-ce que tu voulais que je fasse? Il
a été forcé de réagir ainsi. Il vient d'éviter une collision. Dès qu'il dépasse
la Ford, il retourne aussi ostentatoirement et brusquement que possible dans
la voie de droite, trop brusquement. Il n'a entendu aucun bruit, mais
il a senti le choc. Un choc délicat, mais net. Comme un trottoir
pas assez abaissé devant une entrée de garage où l'on arrive trop vite. Comme un biscuit qu'on écrase du
pied. Il immobilise presque immédiatement son véhicule. Il ne se rendra pas au
centre-ville aujourd'hui. Dans deux minutes, il aura déjà perdu connaissance.
Derrière lui, la fillette qu'il vient de frapper pousse ses derniers
gémissements. Elle ne portera pas son costume de princesse pour l'Halloween. This is the way the world
ends.
Un jour viendra bientôt où nous ne serons plus capables d'expliquer à nos enfants pourquoi, génération après misérable génération, leurs ancêtres ont tant tenu à rendre grâce.
On aime beaucoup ces petits éclats de sens dans le flot continu et gris de l'absence de présence au monde et à soi...
RépondreSupprimer