mercredi 14 novembre 2012

Homo declinens

Commençons par une anecdote qui aurait certainement fait réfléchir les moralistes classiques et qui fait bien rire aujourd'hui. Dans l'État de New York, le 2 juillet 2011, un américain de 55 ans dénommé Philip Contos est mort des suites d'un traumatisme crânien après avoir perdu la maîtrise de sa motocyclette. Au moment de l'accident, il ne portait pas de casque. En eût-il porté un qu'il serait toujours en vie selon les spécialistes. Mais Philip Contos, durant sa vie, n'avait probablement jamais suivi les conseils d'un spécialiste, et il n'aimait pas porter de casque. Chasseur-cueilleur du dimanche, ami fidèle de son chien Buck, avec qui il passait tous ses temps libres, il appartenait à cette race d'hommes qui ne se sentent vivre vraiment qu'à toute vitesse et affrontant de plein fouet la vive sensation du vent qui siffle sur leurs cheveux. Malgré son âge, ceux de Philip Contos avaient d'ailleurs conservé le lustre primitif des gerbes de blé sauvage. C'étaient des cheveux qui avaient respiré! Celui que ses amis surnommaient virilement Phil n'aimait donc pas porter de casque, mais ce qu'il détestait encore plus, c'était qu'on l'obligeât à en porter un. Lors de l'accident qui lui coûta la vie, il était d'ailleurs en train de mener, sur la Route 11 qui passe à travers une petite ville au nom iroquois d'Onondaga, une bande de motocyclistes manifestant bruyamment leur désobéissance civile à la loi imposant le port du casque. Comme le rappelait sans effusion inutile l'un de ses meilleurs amis : « He didn’t like government intrusion into our daily lives. » Contos est mort en défendant sa liberté… de mourir stupidement.


J'ai découvert cette anecdote sur la page consacrée aux Darwin Awards, qui vise à commémorer toutes celles, mais surtout tous ceux qui améliorent par leur mort idiote et exemplaire le bagage génétique de l'humanité. L'idée est simple et en apparence difficile à réfuter : la sélection naturelle de l'espèce humaine n'étant pas achevée, n'étant pas achevable, nous assisterons donc toujours aux jugements froids et tranchants d'une nature purgeant l'humanité de ses gènes défectueux. C'est très drôle, très rassurant, et très faux bien entendu. Les cas de Darwin Awards sont aussi cocasses qu'exceptionnels. Combien sont-ils comme cet homme brésilien et son épouse qui, cédant à des pulsions ancestrales, décideront d'immobiliser brusquement leur véhicule sur l'autoroute, en plein brouillard, à l'heure de pointe, pour faire l'amour… et se verront heurtés de plein fouet par un camion de marchandise, mourant sur-le-champ, interrompus ironiquement dans l'accomplissement de l'acte par lequel leur stupidité aurait risqué de se reproduire? Imbéciles ou non, nous portons presque tous des casques désormais, que ce soit au hockey, en moto ou à vélo, et l'époque approche certainement où les enfants devront en porter jusque dans les escaliers de leurs écoles. Les lits douillets auxquels nous réservons la plupart de nos ébats amoureux ne sont pas plus dangereux ou moins féconds lorsque nous sommes imbéciles. La sélection naturelle de l'espèce humaine n'est pas achevée, n'est pas achevable, mais il y a tout lieu de croire qu'elle ne privilégie plus depuis longtemps l'intelligence.

Bien au contraire… Telle était du moins la thèse d'une comédie de science-fiction apocalyptique de Mike Judge parue en 2006, Idiocracy, dans laquelle un soldat américain d'intelligence très moyenne se réveillait, suite à une expérience scientifique ratée, au tout début du XXVIe, devenant sans effort l'homme le plus intelligent et le futur Président d'une Amérique incurablement idiote et dégénérée d'avoir encouragé économiquement les moins brillants à procréer beaucoup plus vigoureusement que les autres. Je vous laisse juger de la qualité philosophique et esthétique de ce film où tous ne verront pas comme moi une heureuse et improbable rencontre entre Karl Marx, Richard Dawkins, Andreï Tarkovski et Mel Brooks. Pour apprécier la rigueur de la démonstration dans tout son raffinement dialectique, je vous propose ici d'en regarder la scène introductive.


Difficile d'exprimer ici le moindre désaccord significatif! Exagérer, ce n'est pas mentir. L'intelligence humaine semble bel et bien incapable de la folie nécessaire à sa reproduction.

Telle est aussi la thèse d'un scientifique réputé, Gerald Crabtree, un généticien de l'Université Stanford en Californie dont le Guardian commentait lundi dernier la récente série d'articles intitulée Our Fragile intellect. Crabtree ne suppose même pas que les moins intelligents ont plus de chance de se reproduire. Son hypothèse est plus conservatrice : l'intelligence aurait tout simplement cessé, depuis l'invention de l'agriculture et de civilisations densément peuplées, de jouer un rôle déterminant dans la capacité de reproduction de l'homme. Estimant que le nombre de gènes responsables de l'intelligence humaine serait situé entre 2000 et 5000, Crabtree est parvenu à calculer en s'appuyant sur des modèles probabilistes que la plupart d'entre nous portons désormais entre deux ou trois mutations de ces gènes apparues durant les trois milles dernières années. Des mutations qui ont plus de chance d'être nuisibles que d'être utiles. Des mutations qui auront diminué l'intelligence sans entraîner la mort de celles et ceux qui les portaient. Des mutations à cause desquelles Crabtree se dit en mesure d'affirmer qu'un contemporain quelconque de Socrate était probablement plus intelligent que l'un quelconque de nos contemporains. Nos ancêtres plus intelligents que nous, qui avaient appris à reconnaître l'intelligence supérieure de leurs propres ancêtres, l'avaient eux-mêmes bien compris. L'humanité n'était pour eux qu'une nef remplie de fous en quête de plaisirs immédiats, voguant sans direction, déclinant à l'abandon, au gré de courants incertains, mais toujours descendant.

Jérôme Bosch, La Nef des fous (1490-1500),
huile sur sois, Musée du Louvre, Paris.

Peut-on espérer mieux pour l'humanité? Je répondrai comme les Anciens. Credo quia absurdum. J'y crois parce qu'il est absurde d'y croire. Plus absurde encore que n'osent l'imaginer Mike Judge, Gerald Crabtree ou Jérôme Bosch, qui tous souffrent d'un indéniable excès d'optimisme en supposant l'humanité unie dans son déclin. Ce que ne révèle pas Mike Judge, c'est que tous les hommes du futur ne seront pas également idiots et qu'il restera encore une minorité d'hommes assez intelligents pour dominer la majorité abrutie. Ce que Gerald Crabtree ne prend pas le temps d'expliquer, c'est que l'intelligence moyenne de l'humanité aura beau diminuer, la croissance de la population et l'évolution technologique feront en sorte que le nombre d'intelligences remarquables dans le futur ne diminuera pas. Après tout, n'y a-t-il pas au moins autant d'intelligences remarquables dans une mégalopole contemporaine comme New York que dans l'Athènes de Socrate, une ville à peine plus peuplée que ne l'est aujourd'hui Longueuil et n'ayant bénéficié d'aucun accès aux neurostimulants ou aux thérapies géniques actuelles? Ce que ne montre pas Jérôme Bosch, c'est que l'humanité n'est pas toute dans la Nef. Il y aura toujours des hommes sur le rivage pour regarder la scène avec fascination. Certains sont plus sages, mais personne sur la nef ne semble les écouter. Les autres sont comme les fous dans la nef, mais ils sont beaucoup plus rusés et comptent bien tirer profit du naufrage imminent.

S'il est vrai que l'intelligence humaine est condamnée à décliner - ce dont il est encore possible de douter et ce contre quoi il semble du moins encore possible de lutter - ce qu'il faudra craindre, ce n'est pas tant l'abêtissement de tous que l'asservissement d'une sous-humanité par une élite surhumaine. Il n'y a pas de casque contre cela. Les inégalités économiques, intellectuelles et biologiques du futur pourraient bien se révéler plus terrifiantes que les pires racismes imaginés par le vingtième siècle.

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2 commentaires:

  1. Woah, dans le genre post-apocalyptique, c'est plus terrifiant que «Idiocracy»... qui au moins était délirant et improbable.

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  2. Marie-Christine Gauthier15 novembre 2012 à 19:06

    J'ai peur... On condamne de plus en plus l'individu différent économiquement, intellectuellement et biologiquement... Pourtant nous sommes plus semblable que différent selon moi... Je lutte ch. jour en solidarité avec ces gens affectés socialement (ils disent mentalement..) qui se sentent exclus mais qui, ma foi, semblent devenir de plus en plus nombreux!!

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