lundi 22 avril 2013

Fondements théoriques de l'uthéisme

Avertissement au lecteur: vous ne devriez pas lire ce texte sans avoir lu tout d'abord Apparaître sans laisser de traces. En fait, vous ne devriez peut-être pas le lire du tout. La vie est courte. Tellement plus courte que ce qui la précède.

***

Nous sommes tous morts.

C'est ce que vient de me révéler l'un des trois hommes qui n'arrêtent pas de me jeter des regards de travers. Vous pouvez vous-même l'observer un peu si voulez. Discrètement. Pendant que vous écoutez le quatuor à cordes qui vient de commencer à jouer une pièce qui vous rappelle que vous aussi allez mourir, un jour. 

Vous constatez qu'il n'est ni laid ni beau. Ses yeux sont bruns et ses cheveux sont gris. Sa taille est moyenne et son apparence générale est très ordinaire. En fait, cet homme est quelconque au point d'en être remarquable. Examinez par exemple son complet à peine usé, sans charme et sans défaut. Dès que vous regarderez ailleurs, vous serez forcés d'admettre que vous avez déjà oublié la forme comme la couleur de ce complet. Ces caractéristiques élémentaires d'un vêtement ne vous échappent pourtant pas d'habitude. Même sa voix de baryton manque étrangement d'identité. « Nous sommes tous bel et bien morts ». Il rit nerveusement, en haussant à peine la lèvre supérieure, exposant des dents dépourvues de signification, des dents robustes, bien faites et aptes à mastiquer efficacement. Et ces dents vous fascinent. Vous ignorez pourquoi, mais vous vous dites qu'une enseigne de sortie fixée à un arbre en pleine forêt ne vous captiverait pas autant que ces dents si strictement fonctionnelles.

L'homme aux dents strictement fonctionnelles – On nous commémore ce soir. Pour la forme bien sûr… Ne me demandez surtout pas à quoi tant de dépense et de cérémonie peut vraiment servir. Demain, ce sera fini, nous serons vite oubliés et tout ici disparaîtra pour de bon. Ce que la nature assemble se désassemblera toujours. C'est la loi. Inutile de vous le dire. Je sais que vous êtes entièrement d'accord avec moi. Étant donné le titre de votre conférence… L'uthéisme, c'est nécessairement une forme radicale d'athéisme, non? N'êtes vous pas venu ici afin de nous enseigner que notre mort n'a aucun sens? 

J'acquiesce timidement. Je ne suis pas entièrement d'accord avec lui. Mais j'ignore si je serais capable d'expliquer pourquoi. Comme si chacune de ses phrases était, oui, correcte, mais en même temps complètement inappropriée. Ce n'est ni le temps ni le lieu. J'aimerais quand même prendre le temps de discuter avec lui - je vois bien à vos grands yeux que vous souhaiteriez peut-être de ma part une réaction, l'amorce d'un débat - mais je ne peux malheureusement rien faire d'autre que me taire. Je crois que c'est à cause de ses dents. Elles m'embarrassent. Je ne voudrais pas forcer un homme aux dents si banales à parler davantage. Peut-être serez vous mieux servis par ses deux compagnons, qui ne se gênent pas pour hocher vivement la tête, avec une évidente désapprobation.

Le plus petit et le moins vieux, un homme mince au complet jeune et élégant, hoche la tête si fort qu'il vient tout juste d'échapper un amuse-gueule et ne s'en est pas encore rendu compte. Vous devinez qu'il s'apprête à prendre la parole à la façon dont il caresse, de son pouce et de son index gauches, avec une tendresse presque érotique, la pointe d'une moustache parfaitement lisse. Vous ignorez pourquoi, mais la vue de cette moustache tend à vous faire revivre une scène honteuse de votre enfance, que vous parvenez désormais à comprendre avec une navrante lucidité.

L'homme à la moustache puissamment évocatrice – Ne l'écoutez pas. De son vivant, c'était l'un des esprits les plus pénétrants de sa génération. Un scientifique hors pair, spécialiste nobélisé des réseaux neuronaux. Ou de la génétique statistique, je crois. Ou peut-être de la cosmologie inflationniste. Ne me demandez pas exactement ce qu'il faisait, ce n'est pas important. Mais sa science l'a aigri. Il est maintenant désespéré. Il ne croit plus vraiment en rien. Et il est mort hier d'un cancer du pancréas. Il est trop tard pour le sauver. Il faut croire, mon ami, il faut croire pendant que nous vivons. Si nous ne voulons pas mourir comme lui.

N'êtes-vous pas mort vous aussi? Ne sommes-nous pas tous morts? Je ne dis rien. Je crois qu'il m'entend quand je pense.

L'homme à la moustache puissamment évocatrice – Nous allons tous mourir un jour, bien sûr. C'est un fait profondément banal. Et d'une certaine façon, on pourrait même affirmer que nous sommes tous déjà morts. Mais justement, la mort, c'est quelque chose que nous ne pouvons pas vivre. C'est la loi. Et c'est pourquoi seule la vie compte vraiment. Or, pour vivre, il faut croire.

Je crois comprendre ce qu'il veut dire. Mais je n'y arrive pas vraiment. Tout semble pourtant si juste. Il manque pourtant quelque chose. En quoi cet homme croit-il donc? 

L'homme à la moustache puissamment évocatrice – Qu'importe même ce en quoi l'on croit, si cela peut donner sens à la vie? Voulez-vous vivre sans espoir? Sinon, il faut croire. Vous ne pouvez pas être en désaccord avec moi. Étant donné le titre de votre conférence... L'uthéisme, c'est nécessairement la forme la plus profonde, la forme en tant que telle de la croyance, non? Une croyance en un être sans véritable nom, un être utopique, sans lieu propre, impotent, ignorant, mais tout de même nécessaire. N'êtes-vous pas venu nous enseigner que Dieu est une fiction indispensable?

J'aimerais tellement être d'accord avec ce qu'il dit. Seulement, il me semble qu'il a oublié un détail crucial. Et qu'il l'a oublié pour de bon. Comme s'il avait fait preuve de distraction à un moment déterminant. Je sais, je sais, vous voudriez que je lui réponde, que je le force à expliciter son propos. Mais je me sens incapable de dire quoi que ce soit. La moustache de cet homme me rappelle beaucoup trop un chocolat que je n'ai jamais donné à une amie pour la Saint-Valentin. Il m'a fallu toute une nuit pour le manger, un morceau à la fois. J'avais huit ans et je n'étais pas encore capable d'aimer. Vous aussi, il vous a fallu apprendre à aimer. 

Heureusement pour mon récit, les deux autres hommes hochent vivement la tête, avec une désapprobation tout aussi évidente que la première fois. Celui qui s'est tu jusqu'à présent, un homme de très grande taille en complet impeccable, mais un peu démodé, le plus vieux des trois, le plus mystérieusement beau cependant, semble sur le point de prendre la parole. Il se racle la gorge en ajustant sur son nez aquilin de vastes lunettes rectangulaires. Levant son regard pour mieux contempler le luminaire flottant au milieu de la pièce, il semble parvenir à « regarder » son petit interlocuteur moustachu avec les seules narines frémissantes et dilatées de son nez. Vous ignorez pourquoi, mais vous devinez que ces narines sont en fait deux trous noirs qui pourraient en un instant vous engouffrer, vous réduire à néant, pour peu que vous ne soyez pas absolument sincères.

L'homme au nez capable de flairer le mensonge – Ne l'écoutez pas. De son vivant, c'était l'un des plus brillants théologiens de sa génération. Il fut d'abord catholique. Puis protestant. Puis on ne sait plus. Son intelligence et son orgueil l'ont perdu. Il prétend croire plus profondément, mais il ne croit plus qu'abstraitement. Comme si une telle chose était possible. Son Dieu impuissant ne pourra jamais rien pour lui. Il est mort hier d'un accident cérébral qui l'a laissé paralysé dans son bain. Il est trop tard pour le sauver, lui pas moins que notre ami l'athée. Ils auront beau dire autre chose: c'est l'Enfer qui les attend tous deux demain. Mais il n'est pas trop tard pour vous.

Il me tend, comme pour que je puisse la toucher en tremblant d'extase, une minuscule croix de bois, attachée à un simple fil de fer barbelé qu'il porte autour de son cou. Essayez de ne pas trop remarquer que ce fil à laissé sur son cou de nombreuses cicatrices dont certaines semblent encore fraîches. Il rapproche la croix de ses lèvre en un baiser à la fois sec et langoureux, un baiser dont la durée nous rend tous mal-à-l'aise. 

L'homme au nez capable de flairer le mensonge – Il faut croire, oui, mais il est inutile de croire en autre chose que Dieu, le Vrai et le Tout-Puissant Créateur de l'Univers, dont le Fils est mort et ressuscité pour nos péchés. Toute autre croyance n'est que paganisme, hérésie ou simulacre. C'est la loi. La croyance de notre ami le théologien à la mode n'est que pur simulacre. Sur ce point au moins, vous ne pouvez pas être en désaccord avec moi. Étant donné le titre de votre conférence... L'euthéisme, c'est le rejet du théisme comme de l'athéisme, non? C'est l'abandon de toute croyance en un Dieu qui ne serait que l'idée humaine de Dieu. On ne peut croire qu'en la vérité. Cela aussi, vous devez certainement l'admettre. On ne peut donc croire qu'au Seul et Unique véritable Dieu. À quoi bon croire, sinon? À quoi bon faire semblant de croire, surtout? N'êtes-vous pas venu pour nous enseigner qu'il faut croire en l'Éternel? 

J'ignore pourquoi, mais j'éprouve le besoin de souligner qu'il a mal lu, que ma conférence prochaine ne porte pas sur l'euthéisme, mais sur l'uthéisme. Comme si je savais ce que signifiait ce mot que j'entends ce soir pour la première fois. Comme si j'en étais venu à m'identifier peu à peu à ce terme étrange et qui nous manque pourtant. Je voudrais débattre avec lui, mais je devine qu'il a raison quant à quelque chose d'essentiel. J'ignore quoi. Vous voudriez sûrement que je lui en parle, que je le force à manifester sa déraison. Mais je ne pourrai encore rien dire. Il a dirigé vers moi ses deux narines infinies. Je ne peux pas prendre le risque de mentir. Il m'annihilerait en une seule inspiration.

L'homme aux dents très fonctionnelles me regarde, l'air un peu déçu, puis fait tourner ses deux yeux en un vaste demi-cercle ironique.

L'homme aux dents strictement fonctionnelles – N'écoutez pas ce vieux fou. De son vivant, c'était l'un des prêtres les plus inspirés de sa génération. Un être éminemment charismatique. Mais son intransigeance spirituelle l'a éventuellement isolé de tout ce qui existe vraiment. Il a renié le monde dans lequel nous vivons. Il a renié l'histoire et la science. Il a tout renié. Ses fidèles, qu'il accusait sans relâche d'idolâtrie, l'ont délaissé peu à peu. Et il est mort hier d'un arrêt cardiaque. Inutile d'argumenter avec lui. Les dommages sont déjà faits… Il est mort. Nous sommes morts. Ce que la nature assemble…

Je suis pris d'un vertige soudain. Il me semble que j'ai enfin compris. Tout compris. Ne me traitez pas trop vite de fou. Je comprends même intuitivement ce qu'est l'uthéisme. Je pourrais faire ma conférence, si vous vouliez, je saurais quoi dire. Je vais enfin pouvoir répondre à ces trois hommes qui tournent en rond sans s'en rendre compte. Depuis toujours. Dans le même cercle. Comme trois enfants en train de jouer sur la même piste fermée, chacun avec son train unique et plus beau que les deux autres. Tout cela apparaîtra clairement lorsque je leur dirai. Il suffira de leur dire, non? Qu'arrivera-t-il?

Moi – Arrêtez!!! Vous êtes sur le point de vous annuler les uns les autres.

L'homme aux dents très fonctionnelles – Ce que la nature assemble se désassemblera toujours. C'est la loi.

Pouf!!!!

L'homme aux dents strictement fonctionnelles disparaît, comme une bulle à savon qui éclate. Puis l'homme à la moustache puissamment évocatrice. Pouf!!! Puis l'homme au nez capable de flairer le mensonge. Pouf!!! Tous les hommes ici présents disparaissent également, les uns après les autres. Même vous et moi disparaissons presque complètement. 

Puis c'est au tour du plancher de marbre de disparaître. Les colonnes imposantes, les tables luxueuses et le luminaire flottant disparaissent à leur tour. La falaise, l'océan et le ciel même disparaissent enfin. Le monde entier est disparu. Il ne reste presque plus rien. Et ce qui reste est si flou, si impalpable et si indéterminé qu'on dirait presque que c'est rien. 

Si l'on fixait ce qui reste assez longtemps, on pourrait peut-être voir apparaître quelque chose d'incomplet, quelque être partiel, que l'on reconnaîtrait presque, pour lequel on éprouverait une nostalgie infinie, et qui disparaîtrait vite, beaucoup trop vite, sans laisser de trace. 

Nous ne sommes plus là. Nous sommes disparus. J'écris sur mon portable. Vous me lisez sur l'écran de votre ordinateur. Mais quelque chose de nous demeure toujours en ce non-lieu. Où sommes-nous, presque?

Nous sommes au commencement de toute chose. 

Voilà ce que j'aurais préféré pouvoir vous dire à vous tous réunis, assis autour d'un feu de camp, à boire, à rire et à rêver.

Source : www.lunch.com





















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