vendredi 12 avril 2013

Apparaître sans laisser de traces

Je ne serai peut-être pas capable d'écrire ce que j'aimerais mieux vous dire en personne. Ce serait beaucoup plus facile. Je pourrais vous demander de fermer les yeux quelques instants.

Impossible quand on lit. 

Je pourrais vous demander d'imaginer que nous sommes tous réunis dans un boisé oublié quelque part loin de la ville. Que c'est la nuit. Qu'il fait froid. 

Les épinettes d'avril sont noircies par un ciel ancestral. Nous sommes lovés autour d'un feu de camp précaire, éternisé dans sa précarité, comme à jamais sur le point de prendre enfin ou de s'éteindre pour de bon. Je vous vois veiller sur le feu avec vos regards impuissants d'espoir et d'anxiété et il me semble que les mots vont venir facilement. 

Vous avez donné ce qu'il faut d'atmosphère et de chaleur à ce lieu qui pourrait être triste. L'un de nos amis a apporté de l'eau-de-vie, la sienne. – Elle est bonne, non?Pour l'instant, oui, mais on verra demain. Cela fait une heure qu'on s'échange ce genre de blagues à moitié drôles. Les rires fusent sans réserve. Un autre ami vient de prendre une guitare et nous joue un peu mal Wish you were here. Je te parle à l'oreille : « c'est le seul morceau qu'il connaît…» Tu sais que je ne suis pas méchant. Une amie commence alors à chanter timidement les paroles de la chanson, avec une voix douce et rauque, plus ancienne que la beauté. Qui saura jamais ce qu'ont vécu les témoins préhistoriques de la toute première chanson? Nous nous taisons tous, bouleversés. Nous n'oublierons plus cette voix de notre vie. Je vous regarde écouter, je vous vois veiller sur le feu, et il ne fait alors aucun doute que vous comprenez déjà ce que je veux vous dire.

Source: http://www.flickr.com/photos/21831267@N00/5118935819/

Je suis seul quand j'écris. Et j'ignore où vous êtes.

Ce que je veux dire est difficile à écrire, mais pas impossible. Du moins, je n'ai pas le choix de l'espérer. Il me semble que ce n'est ni trop réel, ni trop profond, ni trop complexe. Je ne dévoile rien. C'est trop évident pour être dévoilé. Surtout à l'écrit. Surtout à l'écran. Vous connaissez le proverbe: les paroles s'envolent, les écrits gisent, les écrans mentent. Ne m'en veuillez pas si je mémorise presque toujours si mal les proverbes. Pour moi, l'original ne colle presque jamais, c'est tout. Il y a de ces phrases qui ne voudront jamais coller, à nous ou aux choses. Jamais. Et il y en a d'autres, à peine plus heureuses, qui ne colleront à rien tant que nous ne nous serons pas travaillé une chair faite pour trembler ou rougir. Des phrases comme « Je t'aime », ou comme « Je t'aime », ou comme « Arrête ». C'est de telles phrases que je cherche aujourd'hui. Et pour tout vous dire, il me faudra emprunter des détours dans lesquels je risque fort de nous perdre. Voudrez-vous me suivre quand même? Même si je ne sais pas ce que je dis? Suivriez-vous un beau fou parti planter une fleur de peau au milieu d'un champ de bataille? Vous ne devriez peut-être pas. 

Je vais essayer de ne pas être ce fou-là. Je ferai attention à vous. Nous n'irons pas au bois aujourd'hui, mais nous courons peu de risques là où nous allons. Sauf celui de nous rencontrer.

Qui sommes-nous? Où allons-nous?                            

Nous avons été invités à une importante soirée mondaine tout ce qu'il y a de plus chic. Nous sommes vêtus pour l'occasion, en smokings simples et élégants, en robes époustouflantes d'audace et de bon goût. Choisissez vos couleurs et vos accessoires, changez même d'âge ou de genre, c'est permis. Arrivez en limousine avec tous vos amis ou à deux en moto sport. L'argent ne compte pas, le lendemain n'existe pas. Même nos corps sont pour la soirée un peu plus beaux que d'habitude, plus minces, plus grands, plus fréquentables. Et les lieux sont magnifiques. 

Ce sont les ruines artificielles d'un temple illuminé de mille feux, qu'on a érigé puis détruit pour l'occasion, au sommet d'une falaise plongeant ses inaccessibles parois dans un océan dont les vagues chuchotent à peine leur solitude infinie. Le plancher à damier en marbre, les colonnes imposantes et d'un blanc impeccable, l'immense lustre en fontaine de cristal et de rubis, flottant on ne sait comment sous un ciel chaud et humide, les tables à dîner garnies de mille couverts et ustensiles aux usages minutieusement déterminés, tout ici est fait pour impressionner. Mais ne vous inquiétez pas, vous êtes au bon endroit. Rien n'est trop beau pour vous ce soir. Asseyez-vous où vous voulez, mangez, buvez, discutez, dansez. Profitez-en pour écouter un peu le quatuor en train de jouer un air de circonstances. On n'écoute pas assez les musiciens à gages. Et pendant que vous écoutez, je vais moi-même me promener un peu parmi les invités et vous en présenter quelques-uns. 

Il y en a un qui s'approche de moi, justement. Un homme dans la mi-trentaine, au vaste sourire, au pas rapide, qui accourt en levant ostentatoirement ses deux bras. Pour m'embrasser, comme s'il reconnaissait un meilleur ami perdu de vue depuis des années. Son complet bleu ciel semble un peu ringard, trop bon marché. N'avait-il rien de mieux à se mettre? Que fait-il ici?

Lui – Philippe! Si tu savais comme je suis content de te voir! Ça doit bien faire…

Moi – Je suis désolé… Vous avez certainement l'air familier, mais je ne vous reconnais pas. Qui êtes-vous? Où nous sommes-nous rencontrés? Au travail? À l'école? 

Lui – Ça remonte à beaucoup plus loin, voyons! Tu ne peux pas avoir oublié toutes les heures, toutes les années qu'on a vécues ensemble? Essaie un peu de te souvenir. Et surtout arrête de me parler comme si j'étais un lecteur anonyme. Si tu savais comme c'est blessant!

Moi – Je suis vraiment… sincèrement désolé. Mais je n'y arrive tout simplement pas. Et pourtant je te jure que tu me dis vraiment quelque chose.

Lui – C'est mieux… Mais c'est quand même dommage. Je suis peut-être la personne la plus importante de ta vie. Je ne m'imagine même pas comment tu peux vivre, comment tu peux t'en sortir sans moi. Tu n'aurais jamais dû m'oublier. Surtout après tout ce que tu me dois. Je t'ai pardonné, je t'ai toujours tout pardonné, tu sais. Et je suis beaucoup plus heureux maintenant, sans toi. J'ai réalisé la plupart de mes rêves. Plus que toi d'ailleurs. Je le sais parce que je t'ai suivi, de loin bien sûr, ne t'inquiète pas, je ne suis pas pathétique. Je prenais de tes nouvelles de temps en temps, quand je rencontrais quelqu'un qu'on connaissait tous les deux. Je ne t'ai toujours souhaité que du bon. Enfin, j'espère que tu te souviendras de moi la prochaine fois…

Il s'en va maintenant. Cela fait quelque temps déjà qu'il a cessé de sourire, qu'il a juste un peu trop levé le ton. Il est rouge d'humiliation et de colère contenues, il transpire. Les autres convives se sont tus autour de lui et le regardent avec un dédain mal camouflé. Pas vous. Non, pas vous. Vous êtes triste pour lui. Qui est-il? C'est ce que vous vous demandez. Comment peut-on oublier complètement quelqu'un? Comment peut-on vivre et oublier? Vous m'en voulez un peu. J'aimerais bien me défendre. Ce n'est peut-être pas de ma faute. C'est peut-être un fou. Pourquoi ne m'a-t-il pas dit qui il était? Pourquoi ne m'a-t-il pas laissé une autre chance? 

Je suis désolé de vous avoir imposé cela. Je ne sais pas vraiment plus que vous où nous sommes, mais je sais qu'il nous faut passer un peu de temps ici si je veux réussir à écrire ce que j'ai à vous dire. Allons voir d'autres invités. Nous serons peut-être plus chanceux. 

En voilà deux qui discutent tout près. Approchons-nous. Ah non! Je les connais. Il ne faut pas qu'ils me voient. Le premier s'appelle Jean Larose et il est hors de question que je lui parle. Il m'a enseigné la création littéraire autrefois. Vous le connaissez peut-être. C'est un être sensible, narcissique et grincheux qu'on écoutait alors un peu, qu'on écoute beaucoup moins aujourd'hui. Je me souviens bien de ses cours. Il n'y avait pas moyen de lui plaire sans confesser à toute la classe nos traumatismes les plus profonds. Quant à celui à qui il parle, je le reconnais même si lui ne me connait pas du tout. Il s'appelle Francis d'Octobre. C'est un chansonnier qui n'a pas encore connu le succès qu'il mérite.

Jean – Ce n'est pas de ta faute. Tout est en déclin. Je ne veux pas te faire de peine, mais ce que tu fais, il y a trente ans, ça aurait été considéré de la musique populaire kitch et prétentieuse. Tandis qu'aujourd'hui, tout passe pour de l'art et l'art, comme tout le monde sait, c'est déjà trop pour le public...

Francis – Vous vous trompez. Les choses ont changé, c'est tout. Vous ne comprenez plus ce qui se fait aujourd'hui. Vous percevez uniquement la différence avec ce qui se faisait avant. Dans le fond, c'est votre propre déclin que vous refusez d'accepter. N'est-ce pas d'ailleurs le sujet de la conférence de ce soir? Quel est le titre déjà? Apparaître sans laisser de traces : fondements théoriques de l'uthéisme. Il paraît que le conférencier connaît tout.

Jean – Le conférencier? Tu parles de Philippe Labarre? Je ne sais pas comment il s'y est pris pour réunir ici tant de gens si importants. Ce n'est pas sérieux, tout cela. Un autre signe de déclin, si tu veux mon avis. Je suis moi-même venu parce qu'il a déjà été mon étudiant. Je suis curieux d'entendre ce qu'il veut nous dire. Mais je n'espérerais pas grand chose si j'étais toi. 

J'ai le souffle coupé. Je n'ai rien préparé. On ne m'a pas averti. Je ne peux quand même pas improviser toute une conférence. Et c'est quoi, ce titre? Apparaître sans laisser de traces: fondements théoriques de l'uthéisme. Qu'est ce que ça peut bien vouloir dire? Je regarde autour de moi. Partout les gens semblent m'observer discrètement puis détourner le regard dès que je m'en rends compte. Ils se demandent qui je suis, ils attendent que je parle, ils m'évaluent déjà en secret. 

En voici trois en train de discuter très sérieusement, qui n'arrêtent pas de me jeter des regards de travers. Ce sont des hommes dans la soixantaine. C'est étrange. À part vous, n'y a-t-il donc que des hommes ici? Où vous ai-je amenés? Je te prends par la main, pour te rassurer, pour me rassurer surtout. Mon ventre se noue en un amas lourd et froid. Que faisons-nous ici? L'un des trois hommes se retourne soudainement vers nous deux. Il me fixe intensément avec un regard qui veut tout dire, comme s'il m'avait entendu penser. Je devine ce qu'il s'apprête à m'annoncer. 

Nous sommes tous morts.

                                           














 Francis d'Octobre, Âme soeur 

À suivre...

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