jeudi 31 mai 2012

Entre le primate et le surhomme

J'ai reçu quelques commentaires encourageants à propos de mon deuxième message. Je constate tout d'abord que certains lecteurs me prennent vraiment au sérieux et soupçonnent chez moi un projet philosophique et politique cohérent, qui mériterait en tant que tel d'être critiqué. Le moins qu'on puisse dire, c'est que j'en suis très surpris... mais combien ravi! Je préfère de loin être mal compris par quelqu'un qui me prend au sérieux que bien compris, et donc pas pris au sérieux. Les lecteurs les plus habiles, ceux qui détectent partout de l'ironie, ont tort. Je suis toujours sincère. Deux proches m'ont par ailleurs exprimé qu'il n'était pas nécessaire que je souligne à si grands traits mon ignorance et mon incompétence. C'est noté, je ne le referai pas aujourd'hui, mais je vous avertis que tout cela risque d'engendrer de nouveaux malentendus, car nous sommes tous, sans exception, incompétents et ignorants quant au sujet abordé aujourd'hui. Nous allons en effet réfléchir à l'histoire de l'humanité.

Ce qui importe ici, c'est d'abord de ne pas trop s'appuyer sur des faits ou des arguments. Si on cède à la rigueur un seul pouce d'un terrain aussi large, on n'en aura pas fini avec elle avant la fin des temps et nous mourrons sans réponse. En tant qu'historiens amateurs et pressés d'en finir avec un sujet qui demeure malgré tout beaucoup moins intéressant qu'une réflexion claire et lucide sur la liberté ou qu'une recette défectueuse de gâteau aux framboises, il sera plus efficace de nous appuyer simplement sur la conception qu'un autre a mis beaucoup plus de temps à bâtir. Et si cet autre s'appuie sur un autre, sur un autre, sur un autre, tant mieux. Nous sommes des nuls sur les épaules d'autres nuls. J'ai donc choisi un cinéaste, Stanley Kubrick, dont je vous invite à écouter ce court extrait de 2001, A Space Odyssey. Je vous promets que vous ne pourrez pas mieux investir huit minutes de votre vie à mieux comprendre l'histoire de l'humanité.



Commençons par balayer ici un possible malentendu. Stanley Kubrick croit-il réellement que l'évolution humaine a été déclenchée par l'intervention d'un parallélépipède noir et très mystérieux ? Non. Du moins, je pense. J'assume beaucoup ici, et sans preuve, mais ce que Kubrick pense, de toutes façons, est-ce que ça nous intéresse vraiment ? Vraiment vraiment ? Supposons plutôt que cette scène c'est, pour employer un terme technique et savant, une métaphore. Que nous dit donc cette métaphore ? Que l'intelligence a été donnée à l'être humain par un être supérieur. Que le moteur de l'histoire humaine, ce n'est pas l'homme lui-même, mais cet être supérieur. Qu'à travers cette histoire, l'homme tend progressivement à échapper à l'état de nature pour devenir semblable, en puissance et en intelligence, à ce même être supérieur. Je résume bien, non ? Et bien voilà, je suis profondément en désaccord avec cette conception de l'histoire ! C'est tout. Avouons quand-même que ce serait beau si c'était vrai, surtout si la musique qui accompagne tout cela dans le film accompagnait vraiment tout cela dans la vie. Les deux pièces choisies par Kubrick sont assez époustouflantes, mais quand on écoute de plus près, comment dire, ça devient un peu moins convaincant.


La première pièce, qui ressemble plus à un vaisseau spatial hanté par des fantômes radioactifs qu'à de la musique céleste, est tirée du Requiem de György Ligeti et accompagne tout au long du film le parallélépipède noir et très mystérieux. On y entend des voix (in)humaines hurler des notes dissonantes dans une sorte de parodie horrible de chorale. Après une recherchesommaire, on découvre que Ligeti voulait exprimer son angoisse devant la mort comme anéantissement et oubli, devant le risque toujours imminent d'une fin des temps causée par l'être humain lui-même. Pour ceux qui seraient prêts à l'écouter au complet, il n'y a pas que du désespoir dans le Requiem de Ligeti, mais on est loin de l'évocation d'un être supérieur guidant l'homme vers un avenir radieux. Je ne sais pas pour vous, mais si un jour j'entends cette musique au contact d'un objet étrange, je me casse vite fait et tant pis pour l'évolution de l'humanité.

La deuxième pièce, qui ne ressemble heureusement pas à l'idée que mon épouse se fait de moi quand nous faisons l'amour, est quant à elle tirée d'Ainsi parlait Zarathoustra, poème symphonique de Richard Strauss, et marque tout au long du film les moments d'évolution subite dans l'histoire de l'humanité. Il s'agit en fait d'une allusion explicite au thème du surhomme, développé philosophiquement par Friedrich Nietzsche, auquel Richard Strauss avait rendu hommage en lui empruntant le titre de son ouvrage le plus célèbre. Ainsi parlait Zarathoustra : « Et la vie elle-même m'a dit ce secret : "Vois, dit-elle, je suis ce qui doit toujours se surmonter soi-même." ». Voilà! La vie se surmonte elle-même, sans l'intervention d'un être supérieur. Le surhomme serait ce par quoi l'homme se surmonterait soi-même, sans l'intervention non plus d'un être supérieur. Pour Zarathoustra, le parallélépipède noir et très mystérieux est tout simplement de trop.

En choisissant la musique de son film, Kubrick semble donc s'être un peu moqué des conceptions de l'histoire de son scénariste. Savait-il ce qu'il faisait ? Là n'est pas la question. La musique n'a pas toujours nécessairement raison sur l'image. Contrairement à Ligeti, je ne suis pas angoissé par la mort ou la fin des temps. Si cela peut encore vouloir dire quoi que ce soit aujourd'hui, je ne suis pas non plus nietzschéen. Les surhommes, je n'ai pas tant le goût de les imiter que de  leur donner des gros câlins en hochant négativement la tête. Nous n'avons pas besoin d'êtres supérieurs. Nous n'avons même pas besoin de surhommes. Et nous n'avons surtout pas besoin d'être angoissés pour autant. Ce que la vie fait, ce que fait l'être humain, ils le font seuls, sans guide et sans modèle. C'est un processus sans fin définie. Un processus lent et douloureux, plein de dissonances et de décalages rythmiques involontaires. Mais c'est beaucoup plus souvent qu'autrement comique plutôt qu'angoissant. S'il y avait une trame sonore pour la véritable histoire de l'humanité, cette histoire que les studios hollywoodien ont trop de budget pour représenter convenablement, elle pourrait aussi bien ressembler à cela :


   
Si vous parvenez à ne pas rire, si vous parvenez à considérer sérieusement cela comme l'illustration la plus profonde de notre humanité, vous m'avez compris. Moi, je n'y arrive pas encore.

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