mardi 29 janvier 2013

Passe-temps américains (conclusion)

Commençons par une confession embarrassante. Je fus, durant toute mon enfance et – dois-je aussi l’avouer ? – jusqu’à un âge adulte assez avancé, ce qu’on nomme aujourd’hui, avec une connotation médiatiquement sexy attribuable au succès extraordinaire de quelques individus d’exception qui ne représentent en rien la minorité visible ainsi dénommée - oui Mark Zuckerberg, c'est de toi que je parle - excusez les détours de la phrase, l’aveu n’est pas facile à faire – je fus, donc, un geek. Intraduisible en français, ce terme désigne souvent, mais de moins en moins exclusivement, de jeunes nord-américains mâles (ce terme doit être ici purgé de toute connotation virile) se distinguant par un ensemble de qualités en lesquelles tous les parents ne parviennent pas toujours à se reconnaître avec fierté. Parmi ces qualités, on retrouve presque toujours une éloquence un peu obsessive concernant les sujets les plus variés (pour autant que ces sujets gravitent autour de l’univers des sciences, des univers fictifs ou de la science-fiction). Parmi ces qualités, on retrouve aussi, trop souvent, une maturité précoce permettant une saine résignation devant l’échec sportif, social ou amoureux. Ajoutons enfin que les aptitudes intellectuelles revendiquées par le geek n'étant pas toujours garantes de ses aptitudes intellectuelles réelles (un geek n'est pas toujours nécessairement un nerd), il peut aussi lui arriver de se faire battre en physique ou en lecture par celui-là même qui s'est par ailleurs montré capable de le battre littéralement, physiquement. Pour de tels cas, il faut employer le mot dork plutôt que geek. Les voies du pathétique sont insondables…

Mon identité geek se révéla assez vite. Les premiers ouvrages documentaires que j’ai empruntés à la bibliothèque m'avaient séduit avec des titres pourtant aussi charmants que Le Monde illustré des particules élémentaires ou L’incroyable aventure de l’ère pléistocène. Les premiers ouvrages de fiction que j'ai possédés avaient des titres encore plus charmants: La Forêt de la malédictionLa Cité des voleurs, L'Île du Roi-Lézard (ayant cru découvrir le secret derrière de si bons titres, j’avais moi-même projeté d’écrire quelques auto-fictions qui n’ont heureusement jamais vu le jour, comme La Piscine des ténèbres ou La Pelouse de l'Enfer). J'ignorais bien sûr le terme, mais j’étais bel et bien un geek et j’allais le demeurer toute ma vie. J'ai lu plusieurs fois Le Seigneur des anneaux (pour l'instant en français et en anglais seulement, j'attends toujours les traductions en sindarin et en klingon). J'ai étudié, pendant trois ans et pour le seul plaisir de la chose, la physique et les mathématiques à l’Université (quand il s'est agi de penser à mon avenir professionnel, j'ai opté avec beaucoup plus de réalisme pour la littérature française). J'ai vu chacun des 79 épisodes de Star Trek et chacun des 178 épisodes de Star Trek the Next Generation (pour trancher une fois pour toutes dans l'éternelle rivalité: James T. Kirk est à Jean-Luc Picard ce que le biface est au d20). Je sais quels manques, quels besoins viennent combler chez le geek les différents jeux de rôle sur le marché (pour Donjons et Dragons™, c'est le manque d'estime de soi; pour Gurps™, c'est le besoin de se faire des amis normaux; pour Rolemaster™, c'est celui d'exprimer des pulsions violentes refoulées; et enfin pour Hero System™, c'est celui d'avoir toujours raison).

Je fus, je demeure, encore et toujours, un geek (aujourd'hui même, ne puis-je pas me vanter de passer les meilleures heures de ma vie à corriger de charmantes Dissertations du Néant en buvant quelques verres de Château de l'oubli? Bon, il y a peut-être eu une petite dérape quelque part…). Et le moment le plus geek de ma vie eut lieu le soir du mardi 14 février 1989 (je précise la date pour que vous me preniez au sérieux: tout ce que je m'apprête à dire ici est véritablement vrai). Ce soir là, il pleuvait dans mon cœur (dehors il faisait probablement trop froid). C'était la Saint-Valentin et je souffrais plus que jamais de ma solitude amoureuse. J'avais envoyé deux valentins. DEUX! Chacun était adressé à la femme de ma vie (j'avais deux femmes de ma vie). Chacun était écrit en vers si magnifiques, si touchants (pour vous faire une idée, je vous suggère de lire Verlaine et d'imaginer mieux)! Et je n'ai rien reçu en retour. RIEN! Aucune réponse, aucun encouragement pour la qualité de mes efforts, aucune déclaration fougueuse, ou même ironique. Il serait facile, rétrospectivement, de souligner le fait que les deux femmes de ma vie étant amies l'une de l'autre et s'étant lu l'une à l'autre ces valentins un peu trop semblables, je ne méritais rien de plus. Toujours est-il que ce soir-là, je décidai que c'en était fini de ma vie sur terre. Évidemment, je n'allais pas me suicider. Ce n'est pas parce qu'une misérable vie sur terre doit absolument prendre fin que cette vie ne peut pas être meilleure, ailleurs que sur terre (cf. la religion, le divertissement).

Je fis donc ce que n'importe qui aurait fait dans ma situation: je créai un personnage imaginaire de Donjons et Dragons™ et décidai que le lendemain, je me réveillerais dans sa peau, dans son monde, pour de bon. Je vous prie de ne pas trop interpréter ici le fait que le personnage en question s'appelait Gorlackk le trapu et que c'était un puissant guerrier nain, vivant seul, après avoir été trahi par sa Reine, dans une cabane au sommet d'une montagne située tout en haut de la carte du monde imaginaire que j'avais créé. Ce qui compte, c'est que j'ai passé toute une soirée à créer ce personnage, puis à souhaiter me réveiller dans sa peau. J'ai souhaité. J'ai souhaité. J'ai souhaité. Vous devinez la suite… Vous connaissez les pouvoirs de la pensée positive... Je me suis effectivement réveillé dans la peau d'un nain trapu. J'ai effectivement vécu pendant de nombreuses dizaines d'années dans le monde étrange et merveilleux de Comblerêve. J'ai même eu trois épouses et vingt-cinq enfants. Je suis devenu rien moins que souverain suprême du Royaume des solitudes. Puis après la mort de Gorlackk Ier à l'âge vénérable de 175 ans, je suis revenu sur terre, où le temps ne s'était pas tout à fait écoulé au même rythme. J'avais encore douze ans, mais j'étais désormais beaucoup plus mature que la veille, prêt à affronter de nouveaux défis.

Pourquoi vous confier tout cela? Ne devais-je pas plutôt aujourd'hui faire le bilan de mon expérience avec Grand Theft Auto 4?  Ne devais-je pas aussi vous raconter ma rencontre avec le sens de la vie, qui sonnait à la porte de ma maison la semaine dernière, espérant me juger d'avoir perdu tant d'heures de ma vie à jouer? À jouer pour le plaisir de jouer? À jouer sans rien produire, sans rien apprendre?  Ne suis-je pas déjà en train ici de vous expliquer un peu trop les choses? Attendez encore un peu, et vous verrez…

Ma première expérience avec Grand Theft Auto IV fut bouleversante, comme le sont toutes mes expériences avec des univers fictifs d'une telle qualité. On ne joue pas à Grand Theft Auto 4, on y va, on s'y perd, on y habite. Oui, le jeu est violent. Et effectivement, on y découvre bien vite que les touches O et X sur la manette ne servent pas à donner des câlins et des bisous. Mais le monde de Grand Theft Auto 4 est tellement riche, tellement habité que tout y semble possible. On peut s'y faire des amis ou des petites amies et les perdre parce qu'on les néglige. On peut y visiter des monuments ou y assister à des spectacles de cabaret exécutés par de véritables artistes. On peut y jouer au billard, aux dards, aux quilles. On peut y surprendre des conversations pittoresques entre les citadins, comme on peut y écouter une dizaine de chaînes de radio ou de télévision. Aucun romancier, aucun cinéaste, aucun architecte ne peut rivaliser avec les centaines de créateurs et de techniciens qui ont su élaborer et réaliser un jeu d'une telle complexité, un jeu dont le générique doit être l'un des plus longs de l'histoire. Mais ce jeu est un jeu. Et ce monde est fictif, comme est fictive la violence qu'on y trouve. La seule violence psychologiquement réelle dans ce jeu, c'est celle qu'on y apporte. Je réalise le danger qu'il y a à ce qu'un jeu permette à qui le veut bien d'assouvir, voire de nourrir les pires fantasmes de violence gratuite. L'interactivité permise par les jeux actuels rend en effet tout possible. Mais il ne sert à rien de faire le procès d'un jeu en particulier. C'est l'interactivité même des mondes virtuels qui est ici à condamner. C'est la fiction en tant que telle qui serait à condamner. Et ce n'est pas aujourd'hui le premier procès qu'on lui fait.

Ce qui m'a le plus marqué dans Grand Theft Auto 4, c'est une mission secrète. Je dis secrète parce qu'à ma connaissance, personne d'autre que moi n'est jamais parvenu à déclencher cette mission. Pour la déclencher, il faut se promener dans un quartier moins connu tout en haut de la carte de Liberty City, un quartier qui ressemble étrangement à Rosemont-La Petite-Patrie. Au bout d'un certain temps, on y croise une rue qui ressemble étrangement à la rue Beaubien. Et sur cette rue qui ressemble étrangement à la rue Beaubien, il peut arriver qu'on croise une dizaine de policiers en train de sortir d'un appartement d'apparence minable, échangeant les uns avec les autres des rires, des biscuits aux saveurs variées ainsi que des remarques culinaires judicieuses. Pour déclencher la mission, il faut s'armer d'une mitrailleuse et abattre sauvagement tous les policiers, sauf un. C'est ce dernier qui donne la mission à Nico Bellic, le protagoniste de Grand Theft Auto 4, en lui disant : « Vous n'auriez-pas dû les tuer. Ce n'est pas leur faute. C'est celle au gars dans l'appartement. C'est un joueur. Il n'a pas de vie. C'est pathétique. Libère-le de sa misère… Tue-le. Mais pas avant de lui demander quel est le sens de la vie. S'il n'est pas capable de te répondre, il ne mérite pas de vivre. ». Une fois la mission déclenchée, Nico Bellic a 15 secondes pour se rendre à la porte de l'appartement et appuyer sur la sonnette. L'homme qui lui répondra est petit et chauve, mais il est étonnamment beau malgré ces caractéristiques peu flatteuses. La conversation suivante aura lieu.

Nico Bellic (avec un accent est-européen) – Hi, my name is Nico Bellic and I'm here to kill you.

Philippe Labarre (avec un accent de prof de littérature) – Je sais, je sais… Et pourquoi voulez-vous me tuer?

Nico BellicBecause you're a loser. Because you're a geek. Because you're pathetic. Because you have no life.

Philippe Labarre –  C'est tout? Comment dire? Je m'attendais à plus…

Nico BellicWell… I'm heavily armed.

Philippe Labarre – Oui, oui, je sais, seulement moi, j'ai beaucoup plus qu'une arme. J'ai la manette. Regarde, elle est allumée. Le jeu aussi est allumé. Tout ce que tu dis a déjà eu lieu. Et je sais déjà ce que tu vas faire.

Nico Bellic – ?!?!??

Philippe Labarre – Tu vas me demander quel est le sens de la vie.

Nico BellicThat's right! How did you know? What is the meaning of this? Do you know what is the meaning of life?

Philippe Labarre – Excellente question. Il n'y a pas de réponse simple, malheureusement. D'une certaine façon, le sens de la vie, c'est un peu toi.

Nico BellicBut I don't exist for real!

Philippe Labarre – Justement. Et là je vais prendre ma manette, puis je vais appuyer sur power, et l'être inexistant que tu prétends être va exister encore moins. 

La FIN.

Si vous n'aimez pas du tout cette conclusion, un point c'est tout, rendez-vous ici.
Si vous souhaitez comprendre pourquoi cette conclusion est d'une telle profondeur, rendez-vous ici.
Si vous jugez que cette conclusion semble prometteuse, mais confuse, observez longuement la couverture suivante tout en méditant la question du sens de la vie:


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5 commentaires:

  1. Duuuude!!Le nombre d'heure que j'ai passé le nez planté dans ce livre... tu me fais revenir en enfance (pas si jeune en fait) ce soir.

    Et je ne dis pas ça seulement parce que j'ai aimé le livre... j'ai aussi GTA4, D&D (second edition FTW)...

    J'ai 31 ans. Je suis un gamer, ex joueur de D&D et Magic The Gathering, conjoin d'une femme formidable, propriéaire un véhicule antique, développeur Web dans une compagnie multinationale... et malgré le fait que je semble bien la réussir, je cherche toujours le sens de la vie.

    Un autre geek qui attend la visite de Belik.

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    1. Ne t'inquiète pas si la visite de Bellic n'a pas lieu. le 17 septembre 2013, trois hommes plutôt qu'un viendront te visiter. Ils s'ppellent Michael, Trevor et Franklin.

      D'ici là, il me faudra être fin avec ma propre conjointe formidable (j'ai grandi moi aussi...).

      Au plaisir,

      Philippe Labarre

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  2. Philippe, la prochaine fois que nos femmes vont prendre une bière ensemble, j'amène mes cartes de Magic ;) ...

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    1. Avec plaisir, mais il faudra tout m'expliquer, j'ai miraculeusement échappé à ce symptôme geek par excellence...

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  3. Si vous choisissez le biface, faites le 2. Si vous choisissez le d20, roulez-le et composez le nombre obtenu. Si vous roulez un deux, veuillez attendre, vous atteindrez le nirvana dès qu'un préposé sera disponible.

    J




    P.S.: Absolument génial !

    Je pense que c'est probablement ton texte le plus savoureux, drôle et profond depuis le début de Relations d'incertitude.

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