Nicolas est triste. Assis sur son lit, le dos courbé dans
une posture mélancolique, il contemple les photos de son enfance et de son
adolescence, éparpillées comme sa vie insensée sur sa vieille couette rouge délavée. La couette qui depuis sa plus tendre enfance a enveloppé
tous ses sommeils et abrité tous ses rêves. Si Nicolas avait appris à pleurer,
vous le verriez avec apitoiement verser une larme, mais la difficulté avec
laquelle il parvient à se contenir est encore plus désolante, peut-être. Nicolas
vit une grave crise d'identité. Il n'osera jamais l'avouer devant qui que ce
soit, il ose à peine se l'avouer à lui-même tellement il a honte, mais il
comprend confusément que toute sa vie a peut être été un mensonge. C'est ce qu'il comprend depuis qu'il a commencé à réaliser que le gouvernement libéral ne serait pas
réélu lors des prochaines élections. Cela semblait pourtant impossible. Nicolas
sait bien que les meilleurs gagnent toujours et que les gagnants sont
toujours les meilleurs. Nicolas lui-même n'a jamais perdu quoique ce soit de sa
vie. Il n'a jamais perdu une seule compétition. Il n'a jamais perdu aucune copine
(c'est toujours lui qui a rompu le premier). Il n'a jamais perdu son temps à travailler, à
réfléchir ou à aider quelqu'un. Nicolas est un jeune libéral. Il s'apprête à
perdre et ne sait pas comment s'y prendre.
Nicolas est né le 26 octobre 1992 d'un chirurgien plastique anglophone et d'une avocate criminaliste francophone. À ce qu'ils aimaient souvent dire à la blague,
si les clients de celle-ci n'avaient pas si souvent épousé les clientes de
celui-là, ils ne se seraient jamais rencontrés. Nicolas l'ignore, mais c'est en
fait lors d'un cocktail de financement pour une cause politique oubliée qu'ils se sont rencontrés, et
c'est le soir même qu'ils ont conçu Nicolas, émoustillés par tant de mots et tant
d'argent échangés aussi libéralement. Nicolas n'a jamais su que sa naissance
n'avait été prévue dans aucun plan de carrière. Tout ce qu'il sait, il le sait
grâce à une photo qu'il conserve depuis toujours auprès de lui et qu'il a
regardée trop souvent. Sur cette photo, on peut voir une mère épuisée tendre un
gros bébé bien masculin à un père satisfait. La petite famille est entourée d'une équipe nombreuse
de médecins et d'infirmières affairés et souriants. La chambre d'hôpital est
particulièrement luxueuse, le lit est en bois massif, les planchers en marbre,
la fenêtre donne sur le centre-ville de Montréal. Nicolas a souvent demandé à son père
comment ils avaient pu recevoir un tel service dans un système de santé socialiste
comme le nôtre. Son père, toujours souriant, n'a jamais voulu répondre. À
l'extrémité droite de la photo, on peut aussi voir la moitié d'un homme dos à
la caméra. Il porte un habit bleu marine et ses cheveux sont bien frisés.
Nicolas a cherché à découvrir l'identité de cet homme auprès de son père, qui a
toujours affirmé ne pas s'en souvenir. Dans son cœur, Nicolas en est sûr,
c'était Jean Charest.
Nicolas possède aussi une photo datée du 30 octobre 1995.
Nicolas vient à peine de fêter ses trois ans et a reçu un nombre incalculable de
jouets, dont plusieurs ensembles LEGO. La photo est celle d'un immense chantier
de construction, que Nicolas a assemblé avec une imagination et un souci du
détail impressionnants et qui justifient certainement qu'on ait pris la photo.
On y voit une petite maison de bois en train de se faire détruire par un engin géant et
sophistiqué, sorte d'hybride entre un camion de construction et un AT-AT walker.
Il y a des habitants qui s'agitent dans la maison en train de se faire détruire,
un père semble en train de tirer une chaîne d'enfants pris dans les décombres,
mais l'opérateur les ignore et les écrase tous avec une satisfaction évidente,
que Nicolas est parvenu à rendre avec les articulations limitées d'une figurine
à l'effigie du Joker dans Batman. À droite de la maison est bâti un complexe de
stationnement multi-étages, à l'entrée duquel un commis sépare le flot de
voiture en deux, n'acceptant que les voitures de sport rouge, redirigeant toutes
les autres vers le camion de destruction. Dans le stationnement lui-même, des
écrans de télévision et des spas géants sont disposés un peu partout pour
assurer confort et divertissement aux voitures. Sur le dernier étage du
stationnement, un petit homme est assis sur une terrasse et regarde tout la
scène en souriant. Il porte un habit bleu marine et ses cheveux sont frisés. Nicolas
a cherché à vain à découvrir dans quelle collection de LEGO il avait pu
dénicher ce personnage. Mais dans son cœur, Nicolas en est sûr, c'était Jean
Charest.
L'une des photographies préférées de Nicolas est datée du 14 avril 2003. Nicolas a dix ans et vient de participer aux jeux du Québec, où il
a remporté une médaille d'or en saut à la perche. Nicolas a toujours aimé le
geste constituant à s'élever le plus haut possible au moyen d'un objet qu'on
rejette ensuite avec le plus de force possible. Son père lui avait pourtant
expliqué qu'il était peut-être un peu jeune pour participer à cette compétition,
que c'était dangereux, qu'il pourrait facilement attendre un an ou deux et
l'emporter dans la même catégorie. La réponse de Nicolas ne s'était pas fait
attendre : « je suis prêt ». Il s'était en effet préparé davantage que tous les
autres, en s'assurant par exemple que la perche de son principal adversaire
soit accidentellement endommagée. Son adversaire aussi fut accidentellement
endommagé. La photo nous montre Nicolas sur le podium en train de recevoir tout
sourire sa médaille d'or. Le gros plan sur son visage empêche de voir les
médaillés d'argent ou de bronze, dont les visages sont sectionnés juste en haut
des yeux par le cadrage de la photographie. On distingue toutefois le dos d'un
homme aux cheveux frisés, qui porte un veston bleu marine et qui tend la
médaille d'or à Nicolas. Nicolas a beau savoir que c'est impossible, que
précisément en ce jour, ça ne pouvait pas être lui, dans son cœur Nicolas en
est sûr, c'était Jean Charest.
Jean Charest a toujours été là pour Nicolas. À chaque fois
qu'il a soudoyé un enseignant pour avoir la meilleure note de sa classe, Nicolas
le sait, Jean Charest était là. À chaque fois qu'il a réussi à obtenir les
faveurs d'une camarade de classe en lui faisant comprendre à quel
point sa famille était bien connectée, Nicolas le sait, Jean Charest était là.
À chaque fois qu'il est parvenu par un sourire bien adressé au public à avoir
raison d'un jeune homme plus sensible ou d'une jeune femme plus intelligente
que lui, Nicolas le sait, Jean Charest était là. Jean Charest a toujours été là
pour Nicolas, comme il a toujours été là pour les tous les libéraux, qu'ils en assument ou non le nom. Jean Charest a toujours existé et existera toujours. À chaque fois que
quelqu'un triche ostensiblement et ne se fait pourtant pas prendre, Jean
Charest est là. À chaque fois que quelqu'un corrompt quelqu'un d'autre pour le
laisser ensuite périr au besoin, Jean Charest est là. À chaque fois que
quelqu'un emploie les vrais mots ou
le mot vrai pour mentir en souriant,
Jean Charest est là. À chaque fois qu'un homme se fait à la fois bourreau,
juge, avocat et partie, Jean Charest est là. À chaque fois que quelqu'un ose se
dire scandalisé par le ton menaçant des cris de celui qu'il est en train de
battre sauvagement, Jean Charest est là. Jean Charest sera toujours là. Mais
depuis que Nicolas a commencé à réfléchir, Jean Charest n'est plus là pour lui et
Nicolas sait qu'il ne reviendra probablement plus jamais. Nicolas est
maintenant seul, mais il ne sait pas encore qu'il est loin d'être le seul.
Jean Charest pris en flagrant délit d'exister.
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