Je ne me rappelle plus très bien du commencement. Je me souviens seulement d'un visage douloureusement familier, qui me hante et me fuit depuis toujours. Ce visage, c'est pour un instant fugitif celui d'une femme qui a la jeunesse indécise des âmes sur le point d'être abandonnées par leur corps. La beauté de ce visage évoque pour moi, pour moi seul, un espoir, une intelligence inentamés par des siècles d'usure et de déni. Et ce visage, cette femme qui m'aime comme je ne parviendrai jamais moi-même à m'aimer, je la cherche partout où je vais. J'accours vers elle dans les rues d'une ville sans âge et dont je reconnais avec nostalgie chaque détour, chaque recoin. Mais je ne parviens pas à m'approcher d'elle. Partout autour de moi les passants, de plus en plus nombreux, m'entravent, me bousculent, m'immobilisent. Ce n'est pas leur faute. Ils ne savent pas ce qu'ils font. Ils dansent. La musique semble irrésistible. Baby don't hurt me. Ils dansent frénétiquement dans la rue. Don't hurt me. Ils ne me voient même pas. No more. Trop tard. Je l'ai perdue de vue. Ce n'est pas cette nuit que je la rattraperai. J'essaie de me frayer un chemin à travers la foule, de me rendre jusqu'au trottoir. Je dois impérativement m'évader, trouver un refuge. En attendant que ça passe. Je me dis que j'ouvrirai la première porte venue. C'est celle d'une boutique vieillotte, délabrée. La vitrine est jaunâtre et poussiéreuse. L'enseigne de bois vermoulu annonce, en lettres cursives finement ouvragées, mais devenues presque illisibles: « Docteur WhαtnΩt, importateur spécialisé en théories, bricoles et autres antiquités ».
À l'intérieur de la boutique, on a l'impression de pénétrer
dans un monde obéissant à d'autres lois que le nôtre, un monde sans objet, où
tout n'existe qu'en relation à une ambiance ou à une atmosphère. Les murs sont encastrés
ça et là de rectangles de bois dont aucun n'a la même teinte, les mêmes proportions. Sept piédestaux, faits de matériaux recyclés, agglomérés et coulés dans le plexiglas, reposent nus, présentoirs mystérieux d'une marchandise absente. La lumière est uniforme et sans source apparente: tout est
imprégné d'un blanc vif et chaleureux. La vitrine, recouverte d'une fine pellicule-écran,
donne à voir en alternance des images ultra HD du mont Fuji sous la pleine lune
et des explosions de voitures au ralenti. J'ignore pourquoi, mais ces images me rappellent une enfance que je n'ai pas encore eue. Comme la musique, qui semble provenir de l'air
même qu'on respire: je reconnais, et j'ignore bien comment, un remix électro-groove de la
chanson Video Games et des battements
cardiaques d'un marathonien au repos. Je perçois dans cet air chargé d'harmonies improbables quelques traces d'un arôme tiède et apaisant, celui du thé blanc,
auquel se mêle une note vive de pomme verte artificielle. Et il me semble alors tout d'un coup que je n'ai jamais eu aussi soif de ma vie. Au
comptoir, un jeune homme me regarde en souriant subtilement. Il porte ses skinny jeans, sa
chemise à carreaux, sa barbe bien taillée et ses lunettes d'époque avec trop
d'aisance, comme si c'était inévitable, comme s'il était lui-même un fantôme. Un badge sur sa chemise
le désigne comme « Docteur Wh@tn#t ».
Docteur Wh@tn#t –
Comment puis-je illuminer votre vie aujourd'hui?
Moi – J'aimerais
comprendre.
Docteur Wh@tn#t –
Je vois. Et qu'aimeriez-vous comprendre?
Moi – Le sens de
la vie. L'humanité. L'amour. Tout.
Docteur Wh@tn#t –
Je vois... Puis-je vous proposer ceci? Il
fait apparaître sur l'un des présentoirs le modèle holographique réduit d'une
ogive nucléaire. La compréhension permise par l'ogive est totale. Rien n'y
échappe, ni personne. Vous saurez tout ce que vous avez besoin de savoir, au
sujet de l'être humain notamment. Ce qu'il craint, ce qu'il prétend espérer, ce
qu'il espère réellement: tout ce dont il est capable.
Moi – Vous n'avez
rien de moins… absolu?
Docteur Wh@tn#t – Je
vois, je vois... Puis-je alors vous proposer ceci? Il
fait apparaître sur un autre présentoir un fusil de précision holographique lui
aussi, aux lignes bleutées et élégantes. Ce modèle est muni d'une lunette
d'approche vous permettant d'observer votre sujet sans jamais qu'il ne remarque
votre présence. L'objectivité est garantie.
Moi – Un peu trop
peut-être…
Docteur Wh@tn#t – Je
vois… je vois… Je sais ce qu'il vous faut. Il fait apparaître sur un troisième présentoir un sabre japonais, à la
lame ultramince et chatoyante. Ce modèle est aujourd'hui désuet, mais il
présente toujours l'avantage de pouvoir être employé sur soi-même. Examinez sa lame.
Elle est faite d'un acier trempé selon des procédés autrefois très rigoureux. On
peut s'y voir comme dans un miroir.
Moi – Mais qui
êtes-vous? Quelle est cette boutique? Pourquoi tenez-vous absolument à me
vendre une arme?
Docteur Wh@tn#t – Je
vois! Vous vous croyez innocent!
Le jeune homme se saisit immédiatement du sabre et me fait avec
un seul coup d'une précision chirurgicale une incision horizontale de six
pouces au bas de l'abdomen. Je sens dès lors mon ventre se vider peu à peu
de sa substance. Étrangement, je n'éprouve aucune douleur, mais plutôt une
sorte de soulagement confus, qui ne durera pas. Je n'ai pas encore osé regarder, mais je devine déjà qu'aucun sang ne s'écoule, que mes entrailles sont
intactes. Ce dont je me vide, je le sais, ce sont des dizaines et des dizaines d'homoncules encore vivants. Animés
d'une vie surnaturelle, les uns après les autres s'extraient péniblement, à
l'aide de leurs petites mains informes et rachitiques, de mon abdomen déchiré,
en poussant des cris abominables rappelant le crissement de pneus en pleine nuit. J'ignore pourquoi, mais je
dois absolument retenir ces créatures, les empêcher de me quitter. Je hurle: « Mes enfants! Mes
enfants! Ayez pitié de moi! Ne m'abandonnez pas! ». Puis je me réveille en larmes, comme si on m'avait forcé à
éprouver en seul un instant fulgurant toute la honte et toute la compassion
que mériterait une vie entière.
***
Drôle de rêve, non? Je ne dirais pas drôle/hilarant, mais quand même... Bien entendu, je ne comprends absolument rien à ce rêve. Ce n'est pas comme si je l'avais inventé de toutes pièces. Alors, je saurais clairement ce que j'ai voulu dire. J'espère quand même que je n'ai pas à m'inquiéter. Je ne voudrais surtout pas que mon inconscient ait des choses urgentes à me dire. À ce propos, peut-être pouvez-vous m'aider? Peut-être pouvez-vous m'expliquer vous-même ce rêve, par un commentaire que je vous invite ici chaleureusement à publier sur ce blog. Après tout, une centaine de têtes (je me vante peut-être un peu ici) valent toujours mieux qu'une. Je crois aussi que vous êtes tous assez perspicaces, sensibles ou imaginatifs pour comprendre mieux que je n'en serai jamais capable les couches les plus profondes de mon
inconscient. Et j'aimerais tant qu'on se parle, vous et moi. Allez, chers lecteurs, chères lectrices, à vos claviers! Quant à moi, si je puis me permettre d'interpréter un tant soit peu ce rêve, ce serait en suggérant tout simplement qu'il n'est peut-être pas sans lien avec le sujet que je m'apprête à
traiter très très brièvement en cette Saint-Valentin: l'amour.
Qu'est-ce que l'amour? What is love? Le moins qu'on puisse dire, c'est que cette question a fait couler beaucoup d'encre, beaucoup de larmes, beaucoup de sang. Et le moins qu'on puisse dire ensuite, c'est que de nos jours, pour faire autorité sur cette question vénérable, il convient d'avoir une jolie voix, un plus joli minois encore, et de riches producteurs cyniques. Je sais que ma voix ne portera pas aussi loin que celles de Taylor Swift et Carolanne d'Astous-Paquet. À défaut de convaincre en séduisant, je serai donc bref et méchant.
L'amour n'est pas une hormone ou une autre. Pas plus que l'intelligence est une neurone. Et si la question des rapports complexes entre votre cerveau et votre vie intérieure vous intéresse vraiment, préparez-vous à lire autre chose que l'Actualité.
L'amour n'est pas une passion dévorante. Pas plus que la virilité consiste à vouloir donner des volées quand on nous insulte. Et si la question des rapports complexes entre votre vie intérieure et vos actes vous intéresse vraiment, préparez-vous à lire autre chose que Fifty Shades of Gray.
L'amour n'est pas un engagement à respecter. Pas plus qu'une prison à haute sécurité est un milieu de vie. Et si la question des rapports complexes entre vos actes et le sens de votre vie vous intéresse vraiment, préparez-vous à lire autre chose que le Catéchisme.
On dit que qui aime bien châtie bien...
Je dirais plutôt que l'amour est l'art des rapprochements heureux. Et c'est un art qui n'a connu jusqu'ici aucun maître, un art sans virtuose, pouvant être pratiqué comme on veut, quand on veut, avec qui l'on veut et pour aussi longtemps qu'on veut. On peut aimer à un, à deux, à trois... à tous. On peut aimer plusieurs êtres pour un instant seulement comme on peut aimer toute sa vie une seule personne. Et l'amour d'une seule personne pour toute la vie est de loin le plus difficile à pratiquer, le plus dangereux peut être, parce que nul n'ignore qu'à force de se rapprocher, il arrive parfois qu'on se touche.
Qu'est-ce que l'amour? What is love? Le moins qu'on puisse dire, c'est que cette question a fait couler beaucoup d'encre, beaucoup de larmes, beaucoup de sang. Et le moins qu'on puisse dire ensuite, c'est que de nos jours, pour faire autorité sur cette question vénérable, il convient d'avoir une jolie voix, un plus joli minois encore, et de riches producteurs cyniques. Je sais que ma voix ne portera pas aussi loin que celles de Taylor Swift et Carolanne d'Astous-Paquet. À défaut de convaincre en séduisant, je serai donc bref et méchant.
L'amour n'est pas une hormone ou une autre. Pas plus que l'intelligence est une neurone. Et si la question des rapports complexes entre votre cerveau et votre vie intérieure vous intéresse vraiment, préparez-vous à lire autre chose que l'Actualité.
L'amour n'est pas une passion dévorante. Pas plus que la virilité consiste à vouloir donner des volées quand on nous insulte. Et si la question des rapports complexes entre votre vie intérieure et vos actes vous intéresse vraiment, préparez-vous à lire autre chose que Fifty Shades of Gray.
L'amour n'est pas un engagement à respecter. Pas plus qu'une prison à haute sécurité est un milieu de vie. Et si la question des rapports complexes entre vos actes et le sens de votre vie vous intéresse vraiment, préparez-vous à lire autre chose que le Catéchisme.
On dit que qui aime bien châtie bien...
Je dirais plutôt que l'amour est l'art des rapprochements heureux. Et c'est un art qui n'a connu jusqu'ici aucun maître, un art sans virtuose, pouvant être pratiqué comme on veut, quand on veut, avec qui l'on veut et pour aussi longtemps qu'on veut. On peut aimer à un, à deux, à trois... à tous. On peut aimer plusieurs êtres pour un instant seulement comme on peut aimer toute sa vie une seule personne. Et l'amour d'une seule personne pour toute la vie est de loin le plus difficile à pratiquer, le plus dangereux peut être, parce que nul n'ignore qu'à force de se rapprocher, il arrive parfois qu'on se touche.
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