Mon identité geek
se révéla assez vite. Les premiers ouvrages documentaires que j’ai empruntés à
la bibliothèque m'avaient séduit avec des titres pourtant aussi charmants que Le Monde illustré des particules élémentaires
ou L’incroyable aventure de l’ère pléistocène.
Les premiers ouvrages de fiction que j'ai possédés avaient des titres encore
plus charmants: La Forêt de la
malédiction, La Cité des voleurs, L'Île du Roi-Lézard
(ayant cru découvrir le secret derrière de si bons titres, j’avais
moi-même projeté d’écrire quelques auto-fictions qui
n’ont heureusement jamais vu le jour, comme La
Piscine des ténèbres ou La Pelouse de
l'Enfer). J'ignorais bien sûr le terme, mais j’étais bel et bien un geek et j’allais le demeurer toute ma
vie. J'ai lu plusieurs fois Le Seigneur
des anneaux (pour l'instant en français et en anglais seulement, j'attends
toujours les traductions en sindarin et en klingon). J'ai étudié, pendant trois
ans et pour le seul plaisir de la chose, la physique et les mathématiques à l’Université
(quand il s'est agi de penser à mon avenir professionnel, j'ai opté avec
beaucoup plus de réalisme pour la littérature française). J'ai vu chacun des 79
épisodes de Star Trek et chacun des
178 épisodes de Star Trek the Next
Generation (pour trancher une fois pour toutes dans l'éternelle rivalité:
James T. Kirk est à Jean-Luc Picard ce que le biface est au d20). Je sais quels
manques, quels besoins viennent combler chez le geek les différents jeux de rôle sur le marché (pour Donjons et Dragons™,
c'est le manque d'estime de soi; pour Gurps™, c'est le besoin de se faire des
amis normaux; pour Rolemaster™, c'est celui d'exprimer des pulsions violentes
refoulées; et enfin pour Hero System™, c'est celui d'avoir toujours raison).
Je fus, je demeure, encore et toujours, un geek (aujourd'hui même, ne puis-je pas
me vanter de passer les meilleures heures de ma vie à corriger de charmantes Dissertations du Néant en buvant
quelques verres de Château de l'oubli?
Bon, il y a peut-être eu une petite dérape quelque part…). Et le moment le plus
geek de ma vie eut lieu le soir du
mardi 14 février 1989 (je précise la date pour que vous me preniez au
sérieux: tout ce que je m'apprête à dire ici est véritablement vrai). Ce soir
là, il pleuvait dans mon cœur (dehors il faisait probablement trop froid).
C'était la Saint-Valentin et je souffrais plus que jamais de ma solitude
amoureuse. J'avais envoyé deux valentins. DEUX! Chacun était adressé à la femme
de ma vie (j'avais deux femmes de ma vie). Chacun était écrit en vers si
magnifiques, si touchants (pour vous faire une idée, je vous suggère de lire Verlaine et d'imaginer mieux)! Et je n'ai rien reçu en retour. RIEN! Aucune
réponse, aucun encouragement pour la qualité de mes efforts, aucune déclaration
fougueuse, ou même ironique. Il serait facile, rétrospectivement, de souligner
le fait que les deux femmes de ma vie étant amies l'une de l'autre et s'étant lu l'une à
l'autre ces valentins un peu trop semblables, je ne méritais rien de plus.
Toujours est-il que ce soir-là, je décidai que c'en était fini de ma vie sur
terre. Évidemment, je n'allais pas me suicider. Ce n'est pas parce qu'une
misérable vie sur terre doit absolument prendre fin que cette vie ne peut pas
être meilleure, ailleurs que sur terre (cf. la religion, le divertissement).
Je fis donc ce que n'importe qui aurait fait dans ma
situation: je créai un personnage imaginaire de Donjons et Dragons™ et décidai
que le lendemain, je me réveillerais dans sa peau, dans son monde, pour de bon.
Je vous prie de ne pas trop interpréter ici le fait que le personnage en
question s'appelait Gorlackk le trapu et que c'était un puissant guerrier nain,
vivant seul, après avoir été trahi par sa Reine, dans une cabane au sommet
d'une montagne située tout en haut de la carte du monde imaginaire que j'avais créé.
Ce qui compte, c'est que j'ai passé toute une soirée à créer ce personnage,
puis à souhaiter me réveiller dans sa peau. J'ai souhaité. J'ai souhaité. J'ai
souhaité. Vous devinez la suite… Vous connaissez les pouvoirs de la pensée
positive... Je me suis effectivement réveillé dans la peau d'un nain trapu.
J'ai effectivement vécu pendant de nombreuses dizaines d'années dans le monde étrange et
merveilleux de Comblerêve. J'ai même eu trois épouses et vingt-cinq enfants. Je suis devenu rien moins que souverain suprême du Royaume des solitudes. Puis après la mort de Gorlackk Ier à l'âge
vénérable de 175 ans, je suis revenu sur terre, où le temps ne s'était pas tout à fait écoulé au même rythme.
J'avais encore douze ans, mais j'étais désormais beaucoup plus mature que la veille, prêt à
affronter de nouveaux défis.
Pourquoi vous confier tout cela? Ne devais-je pas plutôt aujourd'hui faire le bilan de mon expérience avec Grand Theft Auto 4? Ne devais-je pas aussi vous raconter ma rencontre avec le sens de la vie, qui sonnait à la porte de ma maison la semaine dernière, espérant me juger d'avoir perdu tant d'heures de ma vie à jouer? À jouer pour le plaisir de jouer? À jouer sans rien produire, sans rien apprendre? Ne suis-je pas déjà en train ici de vous expliquer un peu trop les choses? Attendez encore un peu, et vous verrez…
Pourquoi vous confier tout cela? Ne devais-je pas plutôt aujourd'hui faire le bilan de mon expérience avec Grand Theft Auto 4? Ne devais-je pas aussi vous raconter ma rencontre avec le sens de la vie, qui sonnait à la porte de ma maison la semaine dernière, espérant me juger d'avoir perdu tant d'heures de ma vie à jouer? À jouer pour le plaisir de jouer? À jouer sans rien produire, sans rien apprendre? Ne suis-je pas déjà en train ici de vous expliquer un peu trop les choses? Attendez encore un peu, et vous verrez…
Ma première expérience avec Grand Theft Auto IV fut bouleversante, comme le sont toutes mes
expériences avec des univers fictifs d'une telle qualité. On ne joue pas à Grand Theft Auto 4, on y va, on s'y
perd, on y habite. Oui, le jeu est violent. Et effectivement, on y découvre
bien vite que les touches O et X sur la manette ne servent pas à donner des
câlins et des bisous. Mais le monde de Grand Theft Auto 4 est tellement riche,
tellement habité que tout y semble possible. On peut s'y faire des amis ou des
petites amies et les perdre parce qu'on les néglige. On peut y visiter des monuments ou y assister à des spectacles
de cabaret exécutés par de véritables artistes. On peut y jouer au billard, aux dards, aux quilles. On peut y surprendre des conversations pittoresques entre les citadins,
comme on peut y écouter une dizaine de chaînes de radio ou de télévision. Aucun
romancier, aucun cinéaste, aucun architecte ne peut rivaliser avec les
centaines de créateurs et de techniciens qui ont su élaborer et
réaliser un jeu d'une telle complexité, un jeu dont le générique doit être l'un des plus longs de l'histoire. Mais ce jeu est un jeu. Et ce monde est fictif,
comme est fictive la violence qu'on y trouve. La seule violence
psychologiquement réelle dans ce jeu, c'est celle qu'on y apporte. Je réalise
le danger qu'il y a à ce qu'un jeu permette à qui le veut bien d'assouvir,
voire de nourrir les pires fantasmes de violence gratuite. L'interactivité
permise par les jeux actuels rend en effet tout possible. Mais il ne sert à
rien de faire le procès d'un jeu en particulier. C'est l'interactivité même des
mondes virtuels qui est ici à condamner. C'est la fiction en tant que telle qui serait à condamner. Et ce n'est pas aujourd'hui le premier procès qu'on lui fait.
Ce qui m'a le plus marqué dans Grand Theft Auto 4, c'est une mission secrète. Je dis secrète parce
qu'à ma connaissance, personne d'autre que moi n'est jamais parvenu à
déclencher cette mission. Pour la déclencher, il faut se promener dans un
quartier moins connu tout en haut de la carte de Liberty City, un quartier qui
ressemble étrangement à Rosemont-La Petite-Patrie. Au bout d'un certain temps,
on y croise une rue qui ressemble étrangement à la rue Beaubien. Et sur cette
rue qui ressemble étrangement à la rue Beaubien, il peut arriver qu'on croise
une dizaine de policiers en train de sortir d'un appartement d'apparence
minable, échangeant les uns avec les autres des rires, des biscuits aux saveurs
variées ainsi que des remarques culinaires judicieuses. Pour déclencher la
mission, il faut s'armer d'une mitrailleuse et abattre sauvagement tous les policiers, sauf
un. C'est ce dernier qui donne la mission à Nico Bellic, le protagoniste de Grand Theft Auto 4, en lui disant : «
Vous n'auriez-pas dû les tuer. Ce n'est pas leur faute. C'est celle au gars
dans l'appartement. C'est un joueur. Il n'a pas de vie. C'est pathétique.
Libère-le de sa misère… Tue-le. Mais pas avant de lui demander quel est le
sens de la vie. S'il n'est pas capable de te répondre, il ne mérite pas de
vivre. ». Une fois la mission déclenchée, Nico Bellic a 15 secondes pour se
rendre à la porte de l'appartement et appuyer sur la sonnette. L'homme qui lui
répondra est petit et chauve, mais il est étonnamment beau malgré ces
caractéristiques peu flatteuses. La conversation suivante aura lieu.
Nico Bellic (avec un accent est-européen) – Hi, my name is Nico Bellic and I'm here to
kill you.
Philippe Labarre (avec un accent de prof de
littérature) – Je sais, je sais… Et pourquoi voulez-vous me tuer?
Nico Bellic – Because you're a loser. Because you're a geek. Because you're pathetic.
Because you have no life.
Philippe Labarre – C'est tout? Comment dire? Je m'attendais à
plus…
Nico Bellic – Well… I'm heavily armed.
Philippe Labarre – Oui, oui, je sais, seulement
moi, j'ai beaucoup plus qu'une arme. J'ai la manette. Regarde, elle est
allumée. Le jeu aussi est allumé. Tout ce que tu dis a déjà eu lieu. Et je sais
déjà ce que tu vas faire.
Nico Bellic – ?!?!??
Philippe Labarre – Tu vas me demander quel est
le sens de la vie.
Nico Bellic – That's right! How did you know? What is the meaning of this? Do you
know what is the meaning of life?
Philippe Labarre – Excellente question. Il n'y a
pas de réponse simple, malheureusement. D'une certaine façon, le sens de la
vie, c'est un peu toi.
Nico Bellic – But I don't exist for real!
Philippe Labarre –
Justement. Et là je vais prendre ma manette, puis je vais appuyer sur power, et l'être inexistant que tu
prétends être va exister encore moins.
La FIN.
Si vous souhaitez comprendre pourquoi cette conclusion est d'une telle profondeur, rendez-vous ici.
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