lundi 17 septembre 2012

Le coureur de fond

On devine le ciel sans même lever les yeux. Un ciel bleu frais, sans nuage. Un ciel de pommes mures et de feuilles jaunissantes. Il sera bientôt midi. Le soleil aura culminé dans près d'une heure, loin du zénith, trop loin déjà. L'automne approche à grands pas. Comme c'est ridicule, à grands pas… La saison qui approche impose déjà son poids unique aux couleurs et aux ombres. Mais l'air est bon, l'air est vif. Today is a good day to run.

Pour l'instant le coureur marche. Il sait qu'il doit attendre encore un peu, se réchauffer le corps, assouplir les muscles de ses jambes. Il sait qu'il ne sert jamais à rien de se presser. Patience et détermination. Voilà à quoi se réduit tout son savoir désormais. Cela fait moins d'un an qu'il court et il a presque quarante ans. Il ne gagnera jamais de course. Il mourra sans connaître ses limites. Mais cela n'a aucune importance. Patience et détermination. Il a souvent répété, il répétera souvent ces mots. Même s'il n'aime pas s'entendre penser quand il court. Les phrases deviennent creuses comme des slogans. L'esprit se transforme en enclume.

Il regarde sa montre. Moins d'une minute. Il ajuste les écouteurs à ses oreilles. Comme l'adhérence de caoutchouc commence à s'user, il est souvent obligé de les ajuster. Il faudra bientôt les remplacer. Glissant son pouce gauche en croix, puis en cercle sur l'appareil, ajustant délicatement la pression à chacun de ses gestes, il cherche son album de course favori, Panic de Caravan Palace. Il a découvert ce groupe un peu par hasard, quelque part entre deux postes de radio. La pièce s'intitulait 12 juin 3049. Le titre lui avait semblé s'accorder parfaitement à la musique, qui évoquait selon lui les ruines grises et rouillées d'un paysage dévasté, post-humain, dans lequel un vieux magnétophone se serait mis à jouer tout seul, pour personne. La pièce avait été présentée plus sommairement par l'animateur comme un mélange d'Electroswing et de jazz manouche. Ça bloque. Il n'arrive plus à faire jouer l'album. L'appareil semble défectueux. L'écran affiche Queens, mais ce n'est pas ce qui joue. Après quelques gestes à peine perceptibles de son pouce gauche, l'écran affiche maintenant Clash. Mais la même pièce continue à jouer. Il la reconnaît. Il s'agit du deuxième mouvement du Concerto pour violon et orchestre de Philip Glass. Il regarde sa montre. Tant pis, il faut partir.

Il sait déjà qu'il pourra courir plus longtemps aujourd'hui. Il l'éprouve dans ses jambes, dans son ventre, il le sent dans son souffle. Il est presque transporté. Cela n'arrive pas souvent. Près d'une fois sur trois, c'est plus difficile et l'on souhaite presque abandonner à mi-chemin. Une fois sur cinq au contraire, c'est tellement facile qu'on se croit capable d'en faire deux fois plus. On parvient alors parfois à en faire 20% de plus, mais c'est déjà beaucoup. Il y a tant de facteurs connus et inconnus. La fatigue. La soif. La faim. La digestion. La température. La musique. Le mental. Le mental… Pour notre coureur, tout semble aligné aujourd'hui. Il y a peu de piétons sur les trottoirs. C'est pourtant l'heure du dîner. Il approche d'un feu de circulation, le troisième depuis qu'il a commencé à courir, et celui-ci, comme les deux premiers, passe au vert juste au bon moment. Il n'aime pas les feux rouges. Il tente souvent de les anticiper, ajustant légèrement sa vitesse pour les déjouer. Il ne veut pas attendre. Reprendre conscience du monde. Sautiller sur place. Voir et être vu. Il est chanceux aujourd'hui. Il s'apprête à passer un cinquième feu de circulation, toujours vert. Mais quelque chose attire son attention. Au coin de rue en diagonale du sien, il voit un homme de petite taille, vêtu d'un complet de couleur anthracite, frapper à répétition une borne fontaine à l'aide d'une masse en fer forgé. PANG! Les cheveux noirs et luisants du petit homme ne remuent pas, comme figés dans une coiffure surannée par une pommade d'une époque révolue. PANG! Le visage du petit homme est blafard et dépourvu de la moindre trace d'émotion, comme les visages des quelques piétons attroupés autour de lui. PANG! Le coureur ne voit plus rien de la scène qui est maintenant derrière lui. Il ne se retournera pas, il ne s'arrêtera pas. Mais quelque chose l'agace. La borne fontaine n'était pas rouge. De quelle couleur était-elle?

Le coureur continue à courir. Il essaie pour l'instant d'oublier ce qu'il a vu. D'oublier aussi ce qu'il n'a pas bien vu. D'oublier même ce qu'il a oublié de voir. Inspirer. Inspirer. Expirer. Expirer. Inspirer. Inspirer. Expirer. Expirer. Le deuxième mouvement du Concerto pour violon et orchestre de Philip Glass accompagne bien sa course. La lenteur de cette pièce l'apaise sans le déprimer. Il y a une gravité croissante dans la répétition des lignes mélodiques qui lui rappelle le mouvement de l'histoire humaine. Insensiblement, mais indéniablement aussi, plus il avance et plus l'orchestre joue fort, plus il sent qu'il est important de continuer à courir. Courir à jamais. Pas seulement pour lui, mais pour l'humanité. Nous ne courrons presque jamais qu'avec des motifs personnels ou égoïstes. Pour perdre du poids. Pour être beau. Pour être fort. Pour être meilleur. Pour gagner. Certains courent pourtant pour une cause, pour une fondation, pour un enfant malade. Ce n'est que du spectacle. Combien de temps parviendrais-tu à courir s'il s'agissait de sauver l'humanité? Cela fait maintenant près de vingt minutes qu'il court. Il a passé une dizaine de feux de circulation, tous verts. Devant lui, mais de l'autre côté du trottoir, deux hommes de petite taille, aux cheveux noirs luisants et vêtus de complets anthracite, frappent une borne fontaine à l'aide de masses en fer forgé. L'un après l'autre. PANG! Comme deux marionnettes de bois sorties d'une horloge mécanique et frappant alternativement l'heure sur une cloche. PANG! Leurs visages sont blafards et impassibles, comme ceux des témoins de la scène. Seul un policier regarde cela en riant, ostentatoirement, exagérément. Mais le coureur n'entend pas le policier rire, la musique est trop forte. PANG! De quelle couleur est la borne fontaine? Il n'y a pas de nom pour la couleur qu'il cherche. Ce n'est même pas une couleur. La scène est maintenant derrière lui. PANG! Il ne s'arrêtera pas, il ne se retournera pas, mais il n'essaiera pas non plus d'oublier.

Selon les choix du chef d'orchestre et du soliste, le second mouvement du Concerto pour violon et orchestre de Philip Glass peut durer entre huit et onze minutes. Cela fait maintenant cinquante minutes que le coureur ne s'est pas encore arrêté et dans ses écouteurs, la pièce non plus ne s'est pas arrêtée. Cela fait cinquante minutes qu'il court et il n'a encore croisé que des feus verts. Cela fait cinquante minutes qu'il court et presque à chaque coin de rue maintenant, il voit des hommes de petite taille en complets anthracite frapper des bornes fontaines à l'aide de masses en fer forgé. Ils sont tous identiques, mais à chaque fois plus nombreux. Au dernier coin de rue, ils étaient maintenant une quinzaine à frapper l'un après l'autre sur la borne fontaine, progressant en une file circulaire qui tournait à vide et sans fin. Leurs cheveux, toujours noirs et luisants, étaient tous figés en différentes sortes de coiffures démodées. L'un avait celle de Clark Kent. L'autre celle de Don Draper. Autour d'eux, des passants anonymes les regardaient impassibles cependant que des policiers, des pompiers ou maintenant mêmes des ambulanciers, de plus en plus nombreux à chaque scène, semblaient étouffés par un rire panique. Quant au coureur, il ne s'est pas arrêté pour autant. Il est important quand on court de ne jamais s'arrêter avant la fin. Bien des choses peuvent venir nous déconcentrer, mais il ne faut jamais marcher, il faut toujours courir. Patience et détermination. Le coureur approche de son objectif. C'est un vaste parc boisé en plein cœur de la ville, aménagé autour d'un petit étang artificiel qui n'en attire pas moins les canards, les coureurs et les amoureux. Il n'y a pas de borne fontaine ici. Il arrive à l'étang.

C'est alors seulement qu'il s'arrête. Il enlève ses écouteurs et regarde enfin le monde, en tournant sur lui-même, les deux mains sur les genoux. Au-delà des arbres qui ceignent le parc, partout en cercle autour de lui, partout dans la ville, des jets d'eau fusent vers le ciel. L'eau ne retombe pas en pluie, comme libérée désormais de la gravité. Le jour est sur le point de culminer et d'innombrables gouttelettes scintillent partout dans le ciel. Un arc-en-ciel parfaitement rond est en train de se former tout autour du soleil.

Mais l'arc-en-ciel est noir. Différentes teintes d'un noir irisé qui semblent se fondre en des anneaux concentriques. Des teintes à ce jour, des teintes à jamais inconnues. Un homme en frappe un autre au visage avec une masse en fer forgé. Le sang gicle. Partout les gens se battent à mort.



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2 commentaires:

  1. Réponses
    1. Merci Alain, c'est l'un de mes textes ayant eu le moins d'attention. J'en ferai probablement quelque chose d'autre qu'un blogue, comme avec tous les textes tirés de la rubrique Petits enfers portatifs.

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