Mardi dernier, comme une majorité de mes concitoyens québécois, je
suis allé voter. C'était assez tôt le matin. Le bureau de scrutin était presque
désert. Tout fut expédié en moins de deux minutes. Beaucoup trop rapidement. On ne devrait jamais pouvoir voter si facilement. Marquer d'un X au bon endroit un bulletin de vote, ce
n'est peut-être pas difficile, mais comprendre dans ses ultimes conséquences la
portée d'un vote, donner un sens univoque à son vote, accomplir ne serait-ce
qu'un peu ce que l'on souhaite grâce à ce vote, ce n'est peut-être même pas possible. À moins
d'être comme ces candidats vedettes, qui parlent et qui agissent toujours devant
public, et qui ne vont jamais voter sans caméra pour les suivre, ne sommes-nous
pas condamnés à voir nos votes se noyer les uns parmi les autres et leurs sens, bruyants et concrets, se dissoudre, inodores et incolores, dans la mer tranquille des statistiques?
Moi, j'avais pourtant beaucoup de choses à dire et à faire
avec mon «X» anonyme. Je savais
dans quel pays j'espérais vivre un jour et je voulais contribuer à le faire
advenir. Je n'ignorais pas de quelle province j'allais probablement devoir me
contenter en attendant et je voulais l'empêcher de dériver trop au sud, trop à
l'ouest, trop à droite. Mais je voulais tenir compte de ce que d'autres
électeurs pouvaient quand même souhaiter. J'avais suivi les sondages et je
voyais bien que le «vent du changement» ne s'était pas levé partout. Je voulais
élire un gouvernement fort en lequel je pouvais néanmoins croire. Je voulais
appuyer un candidat intelligent, honnête et efficace. Mon choix était donc fait,
mon vote allait signifier tout cela. J'ai voté pour Nicolas Girard, comme une importante
minorité de mes concitoyens du comté de Gouin. J'ai voté pour le parti Québécois,
comme une importante minorité de citoyens québécois. Et comme la majorité de
ceux-ci, j'ai été déçu par les résultats.
Déçu de ne pas gagner franchement. Déçu d'avoir perdu
plusieurs comtés par un trop petit nombre de voix. Déçu que trop de Québécois,
dont plusieurs parmi mes amis, aient préféré deux « tu l'auras » à un « bien »
pour obtenir pire finalement. Déçu de voir une grande majorité de mes
concitoyens craindre le Québec dont je rêve et espérer un Québec que je crains.
Déçu de constater que quand bien même la gauche souverainiste n'aurait pas
divisé son vote, tout ce que nous aurions pu obtenir, c'était une majorité de
siège soutenue bien artificiellement par une minorité des suffrages. Je ne
voudrais pas d'un gouvernement qui bénéficierait à ce point des imperfections
de notre mode de scrutin qu'il susciterait encore plus de ressentiment chez une
majorité qui ne serait plus seulement silencieuse, mais réduite au silence. Les
amis que j'avais invités chez moi pour assister à la soirée des élections sont
aussi partis déçus, même si leurs raisons n'étaient pas toujours les miennes. Il
était près de minuit quand je suis allé me coucher, essayant de comprendre ce
Québec qui n'avait pas voté comme moi.
***
D'une certaine façon, j'aurais pourtant pu voter pour la
Coalition Avenir Québec. Plusieurs l'ont fait autour de moi : d'anciens amis,
un beau-frère, plusieurs oncles, tantes, cousins et cousines de la
circonscription de Nicolet-Yamaska, berceau de ma famille, qui ne s'est certainement pas toute
rassemblée derrière Jean-Martin Aussant. Il est plus facile de voter comme moi dans la Petite Patrie qu'à Saint-Grégoire ou Gentilly. Si mon père était demeuré cultivateur
à Précieux-Sang plutôt que de s'établir à Laval pour trouver de l'emploi en
ville, j'aurais été un autre homme. Je n'aurais probablement pas été plus insensible aux
inégalités sociales pour autant, mais j'aurais pu avoir de bonnes raisons de
voter néanmoins pour la CAQ. J'aurais été élevé dans un français qui sentait
un peu plus le foin par des parents ni plus ni moins catholiques. Je serais peut-être
devenu cultivateur ou entrepreneur. Je verrais peut-être avec un regard sévère
mes voisins assistés sociaux envoyer leurs enfants en garderies subventionnées
et faire pousser de la marijuana dans le sous-sol. Si je me fie à ma famille,
cette réalité n'est pas inventée de toutes pièces et choque encore mon sens de
la justice. De là à considérer qu'il y a du gaspillage dans les dépenses de
l'État auxquelles il faudrait remédier, le pas n'est pas si grand. Je n'ai pas
honte de mes origines ou de ce que j'aurais pu devenir. C'est une façon comme
une autre d'être Québécois.
J'aurais aussi pu voter pour le Parti libéral du Québec.
J'ai pendant longtemps été libéral sans le savoir. À douze ans, j'avais cessé
de croire en Dieu et je devenais assez bon en anglais pour commencer à me considérer
bilingue, comptant bien apprendre d'autres langues. J'aimais la science et les
mathématiques et je croyais à l'universalité de la justice bien plus qu'aux particularismes
de mes origines. Comme d'autres garçons qui partageaient mon profil personnel et scolaire, j'ai découvert l'importance de la diversité culturelle
en écoutant Star Trek. Il y a mieux, je sais. C'est pourquoi il m'a longtemps semblé que la meilleure politique consistait à unir
différents peuples sous une même fédération… Je n'étais pas vraiment Québécois,
je n'étais pas même Canadien, j'étais un individu unique, et je pouvais à bon
droit me considérer libre citoyen d'un monde dans lequel nous étions tous égaux,
quoiqu'en principe seulement, comme je commençais à m'en rendre compte. J'avais dix-neuf ans en
1995 lorsque j'ai voté OUI au Référendum sur la souveraineté, et ce n'était pas par nationalisme. Je souhaitais seulement mettre fin pour de bon au débat stérile
entre nationalistes et fédéralistes pour voir émerger enfin le «véritable»
débat, celui dont je commençais à prendre conscience, le débat entre la gauche
et la droite. C'était une façon comme une autre d'être Québécois.
J'aurais enfin pu voter pour Québec Solidaire. J'ai d'ailleurs
déjà voté pour Françoise David en 2008, parce que j'étais progressiste, parce
que je ne craignais pas autant qu'aujourd'hui les libéraux, parce que je
voulais encore et vraiment qu'on parle d'autre chose. J'aurais pu voter pour
Françoise David parce que je veux encore et avant tout lutter contre
l'inégalité sociale. Mais depuis 2008 justement, ma façon de comprendre cette
inégalité a changé. J'ai compris qu'il était impossible d'expliquer le recul de
l'égalité sociale dans des sociétés qui l'avaient pourtant vu progresser pendant des
décennies sans tenir compte d'une mondialisation qui condamne l'attachement
aux identités nationales comme archaïque. J'ai compris que ma propre identité
libérale-trilingue-athée-multiculturelle-citoyenne-du-monde était inséparable de
privilèges intellectuels et économiques auxquels n'auront jamais accès ceux qui
pour une raison ou une autre sont condamnés à ne même pas maîtriser une seule
langue, une seule culture. J'ai compris que seules des nations fortes
protégeant leurs économies, leurs langues et leur citoyens protégeraient aussi les
plus démunis de la lutte de tous contre tous qui est désormais à l'ordre du
jour mondial. Au Québec, cela n'arrivera pas sans l'indépendance. Dire cela, c'est
une façon comme une autre d'être Québécois.
***
La nuit des élections, je me suis levé en sueur à trois heures du
matin. Des sueurs de toutes sortes. Avec mes amis, j'avais mangé un
peu trop tard, beaucoup trop mal, et j'avais bu quelques verres de trop.
J'avais trop espéré, trop craint, trop parlé peut-être. Je
n'arrivais plus à dormir. J'ai allumé la télévision. J'ai vu en différé Pauline
Marois, qui ne comprenait pas ce qui arrivait, tenter de calmer une foule de
partisans qui comprenait encore moins ce qui arrivait. J'ai vu Richard Henry
Bain en robe de chambre bleue se faire escorter par des policiers, et je l'ai
entendu crier : « Les anglais se réveillent ». Il y avait eu un mort, un
deuxième était dans un état critique. J'ai cru qu'on allait discuter la
signification politique d'un tel attentat, mais j'ai vite constaté qu'on
commençait déjà à le traiter comme un fait divers, comme un événement isolé,
comme l'acte irrationnel d'un fou meurtrier. J'ai alors allumé mon ordinateur. J'ai
lu la stupéfaction, l'inquiétude, la détresse de mes rares amis Facebook à
s'être couchés plus tard que moi. J'ai lu les commentaires incompréhensibles et
haineux de certains anglophones : il fallait s'y attendre, c'était prévisible,
c'était même mérité, le tueur n'aurait pas dû manquer Pauline Marois, le
prochain réussirait certainement. Que s'était-il donc passé pendant que je
dormais? Je n'en pouvais plus, je suis retourné me coucher.
Quand je me suis levé mercredi matin, épuisé, triste et
inquiet, j'en ai compris un peu plus sur ce qui s'était passé pendant la nuit. J'ai
compris qu'ailleurs au Canada, cela faisait plusieurs mois déjà qu'on parlait
de plus en plus haineusement, de plus en plus violemment des Québécois. J'ai
compris qu'ailleurs au Canada, le Parti Québécois était craint et vilipendé
pour son «intolérance», pour sa «xénophobie», pour son «racisme». J'ai compris
qu'ailleurs au Canada, les 31.9% de Québécois qui comme moi avions appuyé le
Parti Québécois étions nous aussi considérés intolérants, xénophobes ou racistes,
et que j'appartenais sans le vouloir et sans le savoir à une foule ignorante et
attardée. C'est alors que j'ai enfin compris que pour moi, être Québécois, ce
n'était plus seulement assumer avec plus de gratitude et moins d'orgueil mes
origines, ce n'était plus seulement prendre le risque de dire OUI pour mieux
passer à autre chose, ce n'était plus seulement reconnaître pour autrui le
droit à une identité nationale sans laquelle les moins privilégiés seront toujours
condamnés à le rester. J'ai compris que pour moi comme pour plusieurs autres,
être Québécois, c'était assumer ma solidarité avec tous ceux qu'on traite de Québécois
comme s'il s'agissait d'une insulte.
Il m'a fallu peut-être tout une vie pour apprendre à choisir
le Québec, mais au lendemain des élections, maintenant que d'autres que moi veulent décider du sens de mon vote, je n'ai certainement plus le choix d'être
Québécois. On a tenté du tuer Pauline Marois parce qu'elle était Québécoise. Denis Blanchette est mort parce que nous sommes Québécois. Je suis Québécois moi aussi.
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