lundi 24 septembre 2012

Caricatures de Dieu

Avez-vous vu la «bande annonce» de L'Innocence des Musulmans? Vous savez, ce petit film «amateur» qui a mis le feu aux poudres – littéralement au Moyen-Orient, puis symboliquement en Occident (aux États-Unis, le candidat empereur du mal en a profité pour mépriser la «faiblesse» diplomatique du Président tandis qu'en France, les caricaturistes ont bêtement surenchéri). Moi je l'ai presque vue. Ou plutôt, je l'ai vue, mais pas toute. J'en ai vu quelques petites minutes seulement, parce qu'il est franchement difficile d'en regarder davantage. Non, je n'ai pas été ébloui. C'est seulement vraiment mauvais. Pas dégoûtant, juste tristement ennuyant. Et comme je ne suis pas un voyeur endurci, les phénomènes viraux me font parfois rougir un peu, comme ces maladies qu'on appelait autrefois, non sans superstition, vénériennes. Pour ceux qui comme moi ont tendance à rougir facilement, je vous conseille de guérir le mal par le mal avec la médecine insolite des elfes de la vapeur. Mais je m'égare… En fait, et de façon générale, les attroupements virtuels spontanés suscitent en moi la rare émotion religieuse dont je sois encore capable : la sainte indignation devant l'idolâtrie.


Pour définir les choses sans nuance inutile, je dirais qu'idolâtrer, c'est essayer par des sacrifices d'obtenir la sollicitude d'objets de puissance capricieux et magiques. C'est croire qu'il y a dans un bœuf de marbre à tête humaine un fantôme fâché qui demande quelques litres de sang de vierges en échange d'héritiers mâles. C'est croire que le soudard à moto qui vient d'en battre un autre avec une bouteille cassée est le plus fort, le meilleur des deux, et donc plus particulièrement un meilleur père pour d'éventuels enfants qu'il ne battra certainement pas si on apprend à lui faire plaisir et à s'excuser quand on aura été insolente. C'est croire aux humeurs sacrées des marchés financiers et leur sacrifier des emplois par millions. C'est vénérer charisme, puissance et richesse. L'idolâtrie m'indigne. Je maudirais même l'idolâtrie si ce n'était pas si contradictoire. Je partage donc le courroux de Moïse devant les adorateurs du veau d'or, même si je m'abstiens généralement de massacrer les hérétiques. Je comprends même l'arrogance impatiente des premiers missionnaires chrétiens devant les cultes phalliques et hystériques, même si je m'abstiens généralement aussi de coloniser des peuples païens.

C'est pourquoi j'ai tendance à éviter religieusement le genre de spectacle auquel on s'intéresse uniquement parce que d'autres s'y intéressent. Quand tout le monde en parle parce que tout le monde en parle, l'idolâtrie n'est pas loin. Et c'est donc aussi pourquoi j'aurais eu normalement tendance à éviter L'Innocence des Musulmans. Mais quand on a présenté ce film comme «amateur», je n'ai pas pu résister, j'ai voulu savoir ce qu'avait pu produire un homme seul, dans sa belle incertitude, comme réflexion naïve et authentique sur la puissance de Dieu, sur la faiblesse de l'homme, sur les abîmes de la foi et du fanatisme. Vous direz que mes attentes étaient peut-être trop élevées. Le peu que j'ai vu a néanmoins suscité en moi de profondes questions. L'amateur peut-il faire tant de mal? Peut-être n'était-ce pas un film amateur après tout? Peut-être le réalisateur avait-il eu un peu de financement? Peut-être savait-il ce qu'il faisait quand il faisait jouer à ses comédiens des dialogues innocents pour ensuite les repiquer avec des propos insultants et blasphématoires? Peut-être Sam Bacile voulait-il faire du mal?

En tout cas il a réussi, et à cette échelle historico-mondiale, on ne peut plus dire que c'est là l'acte d'un amateur. Les dommages sont là pour le prouver. Des hommes ont perdu la vie et d'autres les suivront bientôt. Des démocraties balbutiantes devront reculer de quelques décennies pour apaiser politiquement la colère de fidèles ignares et insultés. Des libertés d'expression fondamentales seront partout remises en question à cause d'un acte d'agression symbolique stupide. Je ne pèse pas, je ne compare pas les torts ici. Les meurtriers fanatiques sont impardonnables en regard d'une loi autrement plus souveraine que la loi non écrite et non codifiable enfreinte par Sam Bacile et Charlie Hebdo. Nous ne devrions pas avoir à négocier les limites respectives de notre liberté d'expression et de notre droit à la vie à cause de chantages fanatiques. Aucune loi ne devrait être nécessaire là où il appartient à l'intelligence de s'exprimer. La loi ne suffit pas, la loi ne suffira jamais. Mais à cause d'un malheureux imbécile, elle tentera désormais de suffire un peu plus, de nous déterminer davantage, de réduire notre marge d'incertitude.

Malgré tout cela, je ne comprends malheureusement pas l'indignation des musulmans en colère – et ils sont certainement loin de l'être tous - avec lesquels je partage trop peu, il est vrai. Je vis au nord-ouest de l'occident une vie d'occidental. Je suis en santé, je suis éduqué, et à toutes fins pratiques, je suis riche. Je me paie le luxe de ne même plus croire en Dieu. Mais je n'ai pas oublié ce que peut être la foi. C'est pourquoi je n'ai pas oublié non plus que toute représentation de Dieu est profondément inadéquate. Seulement je ne crois pas que les mots sont moins susceptibles de susciter l'idolâtrie que les images. Dieu ne saurait être représenté, point. Ni dans une œuvre, ni dans un livre, ni dans la nature. Pas besoin d'interdiction violente pour le signifier. Dieu, si tant est que ce nom a même un sens, dépasse notre entendement. Dieu est peut-être justement cet être dont on ne peut faire que des caricatures. C'est pourquoi, si j'étais un prophète, je me garderais bien d'interdire les représentations picturales, poétiques ou rationnelles de Dieu. Mais il faudrait que ces représentations portent en elles-mêmes la marque de leur ultime insuffisance. Le raisonnement devrait faillir. Le poème devrait imploser. L'image devrait être tragiquement laide. Si j'étais prophète, voici quel serait mon Dieu:


Ce portrait du Christ est l'œuvre d'un véritable amateur, CeciliaGiménez, une octogénaire espagnole qui entendait restaurer une fresque du XIXesiècle par le peintre Elias Garcia Martinez. L'échec dépasse ici de loin la réussite. Dans le chef d'œuvre innocent de Giménez, Dieu ne s'est pas seulement fait homme. Il s'est fait animal, sa couronne d'épines ayant été remplacée par le pelage hirsute de l'ours captif ou du chien abandonné. Il s'est aussi fait extra-terrestre, ses yeux noirs aux pupilles blanches posant sur nous un regard lourd d'une incompréhension aussi intelligente qu'inhumaine. Qu'avons-nous fait de ces siècles d'histoire qui nous ont été confiés? Qu'avons-nous fait de cette terre riche et vivante dont nous avions la garde? C'est ainsi que ce regard infiniment étranger nous accuse sans nous comprendre. Mais surtout, dans cet émouvant portrait, Dieu s'est fait muet, littéralement. Il n'a plus de bouche. Parce que Dieu n'a plus rien à nous dire. Parce Dieu n'ose plus croire que nous comprendrons un jour sa parole. Parce Dieu s'est lui-même sacrifié en tant que Christ pour nous prouver son impuissance et nous libérer une fois pour toutes de l'idolâtrie et du sacrifice.

Le sacrifice fut idolâtré. Dieu ressuscita. Ecce homo.

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