Pour définir les choses sans nuance inutile, je dirais
qu'idolâtrer, c'est essayer par des sacrifices d'obtenir la sollicitude d'objets de puissance capricieux et magiques. C'est croire qu'il y a dans un bœuf de
marbre à tête humaine un fantôme fâché qui demande quelques litres de sang de
vierges en échange d'héritiers mâles. C'est croire que le soudard à moto qui vient
d'en battre un autre avec une bouteille cassée est le plus fort, le meilleur des deux, et
donc plus particulièrement un meilleur père pour d'éventuels enfants qu'il ne
battra certainement pas si on apprend à lui faire plaisir et à s'excuser quand
on aura été insolente. C'est croire aux humeurs sacrées des marchés financiers et leur sacrifier des emplois par millions. C'est vénérer charisme, puissance et richesse. L'idolâtrie
m'indigne. Je maudirais même l'idolâtrie si ce n'était pas si contradictoire. Je partage donc le courroux de Moïse devant les adorateurs du
veau d'or, même si je m'abstiens généralement de massacrer les hérétiques. Je
comprends même l'arrogance impatiente des premiers missionnaires chrétiens
devant les cultes phalliques et hystériques, même si je m'abstiens généralement
aussi de coloniser des peuples païens.
C'est pourquoi j'ai tendance à éviter religieusement le
genre de spectacle auquel on s'intéresse uniquement parce que d'autres s'y
intéressent. Quand tout le monde en parle parce que tout le monde en parle,
l'idolâtrie n'est pas loin. Et c'est donc aussi pourquoi j'aurais eu normalement
tendance à éviter L'Innocence des
Musulmans. Mais quand on a présenté ce film comme «amateur», je n'ai pas pu
résister, j'ai voulu savoir ce qu'avait pu produire un homme seul, dans sa
belle incertitude, comme réflexion naïve et authentique sur la puissance de Dieu, sur
la faiblesse de l'homme, sur les abîmes de la foi et du fanatisme. Vous direz
que mes attentes étaient peut-être trop élevées. Le peu que j'ai vu a néanmoins
suscité en moi de profondes questions. L'amateur peut-il faire tant de mal? Peut-être n'était-ce pas un film amateur
après tout? Peut-être le réalisateur avait-il eu un peu de financement?
Peut-être savait-il ce qu'il faisait quand il faisait jouer à ses comédiens des
dialogues innocents pour ensuite les repiquer avec des propos insultants et
blasphématoires? Peut-être Sam Bacile voulait-il faire du mal?
En tout cas il a réussi, et à cette échelle
historico-mondiale, on ne peut plus dire que c'est là l'acte d'un amateur. Les
dommages sont là pour le prouver. Des hommes ont perdu la vie et d'autres les
suivront bientôt. Des démocraties balbutiantes devront reculer de quelques décennies pour apaiser politiquement la colère de fidèles ignares et insultés.
Des libertés d'expression fondamentales seront partout remises en question à cause d'un
acte d'agression symbolique stupide. Je ne pèse pas, je ne compare pas les
torts ici. Les meurtriers fanatiques sont impardonnables en regard d'une loi
autrement plus souveraine que la loi non écrite et non codifiable enfreinte par Sam
Bacile et Charlie Hebdo. Nous ne devrions pas avoir à négocier les limites respectives de notre
liberté d'expression et de notre droit à la vie à cause de chantages
fanatiques. Aucune loi ne devrait être nécessaire là où il appartient à l'intelligence
de s'exprimer. La loi ne suffit pas, la loi ne suffira jamais. Mais à cause
d'un malheureux imbécile, elle tentera désormais de suffire un peu plus, de
nous déterminer davantage, de réduire notre marge d'incertitude.
Malgré tout cela, je ne comprends malheureusement pas l'indignation des
musulmans en colère – et ils sont certainement loin de l'être tous - avec
lesquels je partage trop peu, il est vrai. Je vis au nord-ouest de l'occident
une vie d'occidental. Je suis en santé, je suis éduqué, et à toutes fins pratiques,
je suis riche. Je me paie le luxe de ne même plus croire en Dieu. Mais je n'ai pas oublié ce que
peut être la foi. C'est pourquoi je n'ai pas oublié non plus que toute représentation de
Dieu est profondément inadéquate. Seulement je ne crois pas que les mots sont
moins susceptibles de susciter l'idolâtrie que les images. Dieu ne saurait être
représenté, point. Ni dans une œuvre, ni dans un livre, ni dans la nature. Pas
besoin d'interdiction violente pour le signifier. Dieu, si tant est que ce nom
a même un sens, dépasse notre entendement. Dieu est peut-être justement cet
être dont on ne peut faire que des caricatures. C'est pourquoi, si j'étais un
prophète, je me garderais bien d'interdire les représentations picturales,
poétiques ou rationnelles de Dieu. Mais il faudrait que ces représentations
portent en elles-mêmes la marque de leur ultime insuffisance. Le raisonnement
devrait faillir. Le poème devrait imploser. L'image devrait être tragiquement laide. Si j'étais prophète, voici quel serait mon Dieu:
Ce portrait du Christ est l'œuvre d'un véritable amateur, CeciliaGiménez, une octogénaire espagnole qui entendait restaurer une fresque du XIXesiècle par le peintre Elias Garcia Martinez. L'échec dépasse ici de loin la
réussite. Dans le chef d'œuvre innocent de Giménez, Dieu ne s'est pas seulement
fait homme. Il s'est fait animal, sa couronne d'épines ayant été remplacée par
le pelage hirsute de l'ours captif ou du chien abandonné. Il s'est aussi fait extra-terrestre,
ses yeux noirs aux pupilles blanches posant sur nous un regard lourd d'une incompréhension
aussi intelligente qu'inhumaine. Qu'avons-nous fait de ces siècles d'histoire qui
nous ont été confiés? Qu'avons-nous fait
de cette terre riche et vivante dont nous avions la garde? C'est ainsi que ce regard infiniment
étranger nous accuse sans nous comprendre. Mais surtout, dans cet émouvant portrait, Dieu s'est fait
muet, littéralement. Il n'a plus de bouche. Parce que Dieu n'a plus rien à nous
dire. Parce Dieu n'ose plus croire que nous comprendrons un jour sa parole. Parce Dieu
s'est lui-même sacrifié en tant que Christ pour nous prouver son impuissance et nous libérer
une fois pour toutes de l'idolâtrie et du sacrifice.
Le sacrifice fut idolâtré. Dieu ressuscita. Ecce homo.
Si vous aimez, partagez.
Le sacrifice fut idolâtré. Dieu ressuscita. Ecce homo.
Si vous aimez, partagez.