mercredi 29 août 2012

Divided we stand, together we fall

Nous sommes le 22 mai 2014. Le gouvernement minoritaire du Parti Québécois vient d'être renversé suite au refus de l'Assemblée nationale d'entériner par un vote de confiance le projet de loi 87 sur l'Éducation supérieure. Ce projet de loi, qui prévoyait l'indexation au coût de la vie des frais de scolarité ainsi que la mise en place d'une commission paritaire permanente sur l'éducation supérieure, a été rejeté par une majorité de deux voix, et ce, malgré un taux d'approbation de 67% dans la population québécoise, selon le plus récent sondage CROP/La Presse. Selon François Legault, il s'agissait d'une mesure improvisée, impossible à financer et qui allait gravement nuire aux jeunes générations, soumises au fardeau d'une dette qu'il propose de payer en coupant 20 000 postes de professeurs d'Université. Jean Charest a quant à lui affirmé ne pas vouloir céder à l'intimidation des sondages, remettant en question la méthodologie employée par la firme CROP, qui ne tient pas suffisamment compte selon lui de l'opinion des personnes atteintes de démence sénile. Les députés et porte-paroles de Québec solidaire, Françoise David et Amir Khadir, dont plusieurs militants considèrent le projet de loi 87 fasciste, trotskiste et révisionniste, ont été forcés de s'abstenir. Jean-Martin Aussant d'Option nationale, selon lequel seule l'indépendance du Québec est en mesure de résoudre les problèmes de l'Éducation supérieure, s'est aussi abstenu.

Dans ces circonstances, le PQ a été forcé de déclencher des élections qui auront lieu le 22 juin prochain, Pauline Marois ayant d'ailleurs affirmé que le Québec avait le plus grand besoin d'un gouvernement majoritaire : « Le Québec n'avancera pas tant qu'il y aura plus de deux mains sur le guidon du BIXI. (Réactions de surprise et de rire chez les journalistes.) Oui, oui, je suis une femme simple, très écologique, et j'aime bien faire du vélo. J'ai d'ailleurs une maison de campagne en Provence juste pour cela. Ha! Ha! J'aime tellement connecter avec le monde ordinaire! Excusez-moi, mon conseiller me fais signe, je dois descendre de mon strapontin.» Alors que les sondages donnent depuis cette conférence de presse la CAQ majoritaire, les forces progressistes du Québec ne se laissent surtout pas abattre. Neuf nouveaux partis viennent d'être créés pour répondre de façon plus satisfaisante à l'ensemble des besoins complexes et très personnalisés de l'électorat de gauche au Québec. Par souci démocratique, et afin de préparer les téléspectateurs aux 120 face-à-face entre les 16 principaux chefs de partis qui, sous injonction de la Cour Supérieure du Québec, seront présentés tous les soirs durant les trois prochains mois au réseau TVA, nous vous les présentons brièvement.

Parti Légionnaire du Québec (PLQ)
Chef : V (comme dans V for Vendetta)
Fondé le 5 septembre 2012 par une cellule montréalaise du groupe Anonymus, le PLQ (que nous vous invitons à ne pas confondre avec l'autre PLQ, sauf si vous venez de Québec, alors vous pouvez les confondre, ce sont les mêmes lettres, ça doit être le même parti, hanhanhan...) le PLQ, donc, a été inspiré par le succès trop limité du projet Légionellose, qui n'est finalement pas parvenu à empêcher les citoyens de Québec de voter contre les intérêts du Québec le 4 septembre 2012. Au premier jour de son mandat, le PLQ fera déménager l'Assemblée nationale à Trois-Rivières et invitera tous les Québécois à s'exprimer par Référendum sur la pertinence d'octroyer le moindre contrat ou le moindre service public à une ville ingrate dont la population aura de toute façon été décimée.
Slogans : «Légions contre Québec!»

Le Nouveau Parti Québécois (PQ2)
Chef : Bernard Drainville
Fondé le 5 septembre 2012, en réaction à l'élection d'un gouvernement minoritaire péquiste sous la direction de Pauline Marois, par Bernard Drainville, Jacques Parizeau, Pierre Curzi et Lisette Lapointe, Le Nouveau Parti Québécois entend reprendre l'ensemble de la plateforme du Parti Québécois, maintenir l'ensemble de la constitution du Parti Québécois et adopter l'ensemble des stratégies du Parti Québécois en vue d'un Référendum sur la Souveraineté du Québec, mais en repartant à neuf, sans Pauline Marois, en honneur de laquelle le PQ2 entend déclarer des funérailles nationales au premier jour de son mandat.  
Slogan : «À nous de choisir, sans elle!»

La Réunion des indépendantistes progressistes (RIP)
Chef : Emmanuel Bilodeau
Fondé le 6 septembre 2012 en réaction à la division accrue du vote souverainiste qu'impliquait l'arrivée du PQ2 sur une arène déjà encombrée par le PQ et ON, la RIP vise à réunir les forces progressistes éparpillées pour assurer l'indépendance du Québec dans les plus brefs délais raisonnables. Le premier jour de son mandant, la RIP fera voter une loi pour que le DGE reconnaisse comme co-députés tous les candidats souverainistes qui se seraient présentés dans un même comté et qui seraient parvenus à obtenir une pluralité de votes.
Slogan : «Divisons nos votes pour mieux les réunir!»

Le parti authentique stratégique (PAS)
Chef : Nicolas Girard
Fondé le 7 septembre 2012 après la victoire de Françoise David dans Gouin et en réaction à l'arrivée de la RIP dont il considère l'article 1 anticonstitutionnel, le PAS entend démontrer qu'au contraire, ce dont les indépendantistes ont besoin, c'est d'un parti et d'un chef qui leur permettrait à tous de voter selon leurs convictions tout en demeurant stratégiques. Nicolas Girard ayant été à la fois un député exceptionnel, qui a su faire tomber le ministre Tomassi, et un candidat stratégique remarquable, qui a su se ranger derrière Pauline Marois quand il le fallait pour faire avancer la cause souverainiste, c'est de lui que le Québec a besoin pour réunir à nouveau tous les souverainiste dans un seul parti. Au premier jour de son mandat, Nicolas Girard agira selon la conscience de tous les Québécois, pour les faire tous gagner.
Slogan : «Faites un PAS en avant!»

NPD Québec
Chef : Ruth Ellen Brosseau
Fondé le 8 septembre 2012 afin de diversifier l'offre politique à gauche, qui est de plus en plus dominée par les nombreux mouvements indépendantistes, NPD Québec entend donner une voix aux fédéralistes progressistes du Québec, pris en otage par des partis politiques qui ne peuvent au mieux leur offrir que «l'indépendance si nécessaire, pas nécessairement l'indépendance». Au premier jour de son mandat, NPD Québec nous promet malgré son allégeance fédéraliste de défendre avec ténacité les intérêts de la province du Québec contre le gouvernement conservateur de Stephen Harper. Nous ne savons pas encore si NPD Québec saura défendre avec autant de ténacité les intérêts du Québec contre un éventuel gouvernement de Thomas Mulcair.
Slogan : «Les compétence du fédéral, au provincial!»

Le parti pour l'oblitération du «il» (POiL)
Cheffe : Manon Massé
Fondé le 9 septembre 2012 en réaction à la fondation de NPD Québec, le seul des nouveaux partis politiques québécois à être dirigé par une femme, « ce qui ne donne pas une très bonne idée de ce dont les femmes sont vraiment capables », avait alors affirmé Manon Massé, faisant allusion au contraste assez remarquable entre l'apparence physique et les compétences intellectuelles de Ruth Ellen Brosseau. «Ce n'est pas avec un poteau que les femmes vont s'émanciper!». Le premier jour, ou plutôt la première journée de son mandat, le POiL promet d'imposer au DGE une loi sur la parité des candidatEs ainsi qu'une autre loi sur la parité du vote : « quand les hommes seront enfin obligés de voter une fois sur deux pour des femmes, le Québec sera libre ». 
Slogan : «Il/Elle est temps que les hommEs soient égalEs»

Le Parti urbain régionaliste épicurien écologiste (PURÉE)
Chef : Christian Bégin
Fondé le 10 septembre 2012 en réaction à la toute nouvelle diversité de l'offre politique progressiste, qu'ils trouvent trop ringarde et pas assez «vintage», des citoyens du Plateau Mont-royal, du Mile End, du Marché Jean-Talon et de Kamouraska se sont réunis autour d'une petit magnum de Chassagne-Montrachet 2002 d'Henri Rousseau et ont décidé de profiter de la nouvelle tendance politique pour créer un parti qui rassemblerait vraiment les Québécois qui en valent la peine dans le lieu le plus emblématique du Québec : la cuisine. Au premier jour de son mandat, le PURÉE, dont vous pourrez rencontrer les membres cuisiniers et comédiens dans la nouvelle émission de Télé Québec, Les Candidats gourmands, le PURÉE, donc, promet de fournir à tous les étudiants universitaires qui éprouveraient des difficultés financières une boîte à lunch quotidienne de chez Olive et Gourmando, comprenant des plats cuisinés avec un brin de folie ainsi que des ingrédients locaux, saisonniers et prétentieux.
Slogan : «À qui le chalet chic! À nous le chalet chic!»

La coalition arc-en ciel (CAC)
Seul membre : Philippe Labarre
La CAC a été «fondée» en août 2012 par un blogueur qui se croit convaincu qu'une union entre carrés rouges, partis verts, nationalistes bleus pâles ou foncés, féministes roses et progressistes oranges est possible, et qui les voit pourtant lutter farouchement les uns contre les autres autour de certitudes de principes, autour de certitudes stratégiques dont il n'arrive pas à se convaincre. Au premier jour de son mandat, la CAC ne fera rien, parce que personne ne votera pour elle. En fait, la CAC est probablement déjà menacée financièrement par une imminente poursuite civile intentée par la communauté LGBT, qui n'admettra sans doute pas que d'autres progressistes lui empruntent son symbole. Les arcs-en-ciel ne poussent pas sur terre. Les arcs-en-ciel n'apparaissent que lorsqu'il pleut et qu'il fait soleil en même temps. Les arcs-en-ciel ne doivent donc pas exister...
Slogan : «Tous unis dans le vide!»

mercredi 22 août 2012

Suis-je libre de voter autrement?

Je dois admettre que l'élection actuelle me pose certains problèmes d'écriture. Des problèmes de conscience aussi, j'y reviendrai, mais d'abord des problèmes d'écriture. Pour avoir espéré cette élection pendant près de six mois avec enthousiasme, je dois avouer que la survenue de ces problèmes m'a d'abord laissé perplexe. L'occasion n'était-elle pas tentante pour un blogueur fantaisiste de réinventer les gaffes d'untel ou les déclarations étourdies d'untel autre? L'occasion n'était-elle pas unique pour un bricoleur intellectuel de réfléchir la politique et la démocratie, de risquer quelques idées troubles afin de désexpliquer un peu ce processus trop et mal compris par lequel une population s'invente elle-même? Les occasions n'ont pas manqué, en effet, et les idées non plus, mais le souffle m'a manqué et je commence à peine à deviner pourquoi.

J'aurais pourtant pu croquer François Legault au lit avec une maîtresse anglophone se faisant souffler ses mots d'amour par une équipe de communication exaspérée et forcée néanmoins d'applaudir ses maladresses. J'aurais pu m'extasier devant la saine diversité de la gauche et proposer toute une série de nouveaux partis politiques aux nuances féministes, écologistes, identitaires ou socialistes les plus subtilement variées, histoire que chacun et chacune puisse vraiment voter pour un parti selon son cœur (et gagner dans son cœur je suppose). Peut-être vous offrirai-je bientôt tout cela. Mais pour l'instant, tout ce dont je suis venu à bout, c'est de me vider le cœur d'une assez belle quantité d'indigéré sur le dos large de Jean Charest. C'est quand même trop peu. Comme s'il y avait quelque chose en moi qui ne voulait pas prendre position, qui ne voulait pas s'engager explicitement, qui ne voulait pas intervenir dans cette élection autrement que par ce minimum facile et convenu d'indignation contre un gouvernement usé à la corde.

Puis arriva le débat des chefs à Radio-Canada. J'en attendais beaucoup. Je me disais qu'il y aurait là certainement de quoi rire un peu, de quoi s'inquiéter, de quoi rêver aussi avec mes deux précieuses poignées de lecteurs. Je me suis trompé. Rien n'a eu lieu dimanche soir de ridicule ou de révoltant. Rien n'a eu lieu de magique ou d'exaltant. En fait, presque rien n'a eu lieu. Rien sauf Françoise David qui, sans être magique ou exaltante, fut d'une franchise et d'une candeur étonnantes. Je serai franc moi aussi: je suis péquiste. Jusqu'à dimanche soir je le fus complètement, et depuis je le suis encore, à peine moins. Je veux encore et plus que jamais qu'on expulse, qu'on expectore, qu'on excrète à jamais l'abonorable Jean Charest de notre actualité. Je veux encore et plus que jamais donner un gouvernement majoritaire à un parti prêt à faire évoluer le Québec dans le bon sens et avec les tout petits pas qui s'imposent - n'oublions pas qui sont trop souvent ces Québécois de partout au Québec avec lesquels nous aimerions construire une société, un pays ou un monde meilleurs, et ne les renions pas non plus.

C'est pourquoi je suis péquiste. Seulement je le suis dans le pire comté pour un péquiste qui ne serait pas dépourvu de conscience : Gouin. C'est dans Gouin que Françoise David espère se faire élire et ses chances d'y parvenir sont très bonnes. Dois-je l’en empêcher? C'est pour Gouin que Françoise David a accompli quelque chose d’extraordinaire et qu’on devrait pourtant exiger de tout politicien : ne pas se laisser prendre par le vieux jeu des questions pièges qui appellent des réponses évasives qui appellent des insultes usées qui appellent des regards outrés qui appellent des moues méprisantes. Françoise David s’est contentée de débattre. Pas trop mal d’ailleurs. Elle a bien présenté sa plate-forme politique, elle a questionné de façon pertinente les limites des plates-formes adverses, elle a répondu honnêtement aux questions qu'on lui adressait, elle a même reconnu qu'il y avait eu du bon dans de nombreuses mesures de ses adversaires, y compris Jean Charest. En termes sportifs, ce n'était pas une performance exceptionnelle, mais elle a agi en dilettante intègre plutôt qu'en professionnelle rouée, ce qui est beaucoup plus exceptionnel qu’une performance, et il m'est impossible de ne pas la respecter infiniment pour cela. Ne devrais-je pas lui laisser une chance? Ne devrais-je pas voter pour elle?

Réfléchir à cela m'a permis de comprendre mon malaise d’écriture, qui est aussi un malaise de conscience. Mes convictions politiques semblent m’obliger à voter en contradiction avec l’attitude que je défends ici depuis maintenant quelques mois. Il m’est donc impossible de défendre clairement ces convictions politiques sans me renier un peu. Difficile d’écrire dans ces conditions sans être miné par des questions que n’importe qui préférerait éviter. Suis-je de mauvaise foi? Suis-je cynique? Dois-je renoncer à une partie de moi-même? Le problème est d’autant plus compliqué que ni Québec solidaire ni le Parti québécois n’expriment adéquatement mes idées politiques. S’il était en mon pouvoir d’élire à moi seul le gouvernement du Québec, Option nationale et Jean Martin Aussant nous dirigeraient dès le 4 septembre sur le meilleur chemin vers le genre de souveraineté que je souhaite pour le Québec. Mais je n’ai pas ce pouvoir. Je n’ai même pas le pouvoir de simplement voter pour Option nationale, qui ne présente pas de candidat dans mon compté, afin de ne pas nuire à Françoise David, justement... Dois-je m’en vouloir de reconnaître que les Québécois ne voteront majoritairement ni pour Option nationale ni pour Québec solidaire le 4 septembre prochain? Dois-je m’en vouloir de voter pour un parti qui, comme je l’ai dit précédemment, ne nous mènera sur le bon chemin qu’avec «les tout petits pas qui s'imposent»? Dois-je m’en vouloir de croire que ces trop petits pas sont nécessaires, moi qui ailleurs m’en suis pris très clairement, sans mon ambiguïté habituelle, aux tristes nécessités?

Puis j’ai réfléchi un peu plus. Je ne voterai pas pour Françoise David même si je la respecte peut-être davantage que le politicien professionnel pour lequel je vais pourtant voter, même si c’est pour elle que m’inviterait pourtant à voter celui qui a pris le risque de renoncer à une carrière politique professionnelle afin de mieux défendre le Québec dont je rêve. Mais je ne m’en voudrai pas pour autant. Je sais que je ne me renie pas en votant pour le parti de Pauline Marois, qui est pourtant si dure avec ce qu’elle appelle non sans condescendance l’amateurisme de ses adversaires. Je sais que je ne me renie pas en refusant de voter pour le trop faible partis des faibles, en refusant de voter pour les débutants, en refusant de voter pour celles et ceux qui osent encore rêver d’un monde meilleur plutôt que nous promettre une saine gestion de nos déceptions. Je ne me renie pas parce que l’institution même du vote est irrémédiablement soumise à ces tristes nécessités que sont la loi du plus fort et le calcul des intérêts. Voter en dilettante n’a malheureusement aucun sens. On sait ce qu’on fait quand on vote, et quand on ne sait pas ce qu’on fait, on ne vote pas «différemment», on ne vote pas «courageusement», on ne vote pas de façon «créative», on vote tout simplement mal. Choisir, ce n’est pas créer. Le vote n’ouvre aucune possibilité nouvelle, que des probabilités de victoire ou de défaite. Il nous oblige beaucoup plus qu’il nous libère. Il nous isole et nous divise. Il nous force à choisir les uns contre les autres. Je n’affirme surtout pas qu’il vaudrait mieux ne pas voter. Il faut voter, justement. C’est notre devoir démocratique. Mais si nous voulons connaître ce qu’est la liberté démocratique, si nous voulons agir pour créer un monde différent, ce n’est pas dans le silence des isoloirs qu’il faudra se contenter de le faire, mais dans le joyeux tintamarre des amours et des amitiés, des réunions et des assemblées, des images et des mots, des rues, des cuisines et de n’importe où ailleurs.

Que nous votions avec notre tête ou avec notre coeur, que nous votions pour un parti ou pour un candidat, que nous votions pour le présent ou l'avenir, tout ce que nous ferons le 4 septembre, c'est notre devoir. N'oublions pas qu'il y a une grande différence entre faire son devoir conjugal et faire l'amour.

mardi 14 août 2012

Jean Charest était là


Nicolas est triste. Assis sur son lit, le dos courbé dans une posture mélancolique, il contemple les photos de son enfance et de son adolescence, éparpillées comme sa vie insensée sur sa vieille couette rouge délavée. La couette qui depuis sa plus tendre enfance a enveloppé tous ses sommeils et abrité tous ses rêves. Si Nicolas avait appris à pleurer, vous le verriez avec apitoiement verser une larme, mais la difficulté avec laquelle il parvient à se contenir est encore plus désolante, peut-être. Nicolas vit une grave crise d'identité. Il n'osera jamais l'avouer devant qui que ce soit, il ose à peine se l'avouer à lui-même tellement il a honte, mais il comprend confusément que toute sa vie a peut être été un mensonge. C'est ce qu'il comprend depuis qu'il a commencé à réaliser que le gouvernement libéral ne serait pas réélu lors des prochaines élections. Cela semblait pourtant impossible. Nicolas sait bien que les meilleurs gagnent toujours et que les gagnants sont toujours les meilleurs. Nicolas lui-même n'a jamais perdu quoique ce soit de sa vie. Il n'a jamais perdu une seule compétition. Il n'a jamais perdu aucune copine (c'est toujours lui qui a rompu le premier). Il n'a jamais perdu son temps à travailler, à réfléchir ou à aider quelqu'un. Nicolas est un jeune libéral. Il s'apprête à perdre et ne sait pas comment s'y prendre.

Nicolas est né le 26 octobre 1992 d'un chirurgien plastique anglophone et d'une avocate criminaliste francophone. À ce qu'ils aimaient souvent dire à la blague, si les clients de celle-ci n'avaient pas si souvent épousé les clientes de celui-là, ils ne se seraient jamais rencontrés. Nicolas l'ignore, mais c'est en fait lors d'un cocktail de financement pour une cause politique oubliée qu'ils se sont rencontrés, et c'est le soir même qu'ils ont conçu Nicolas, émoustillés par tant de mots et tant d'argent échangés aussi libéralement. Nicolas n'a jamais su que sa naissance n'avait été prévue dans aucun plan de carrière. Tout ce qu'il sait, il le sait grâce à une photo qu'il conserve depuis toujours auprès de lui et qu'il a regardée trop souvent. Sur cette photo, on peut voir une mère épuisée tendre un gros bébé bien masculin à un père satisfait. La petite famille est entourée d'une équipe nombreuse de médecins et d'infirmières affairés et souriants. La chambre d'hôpital est particulièrement luxueuse, le lit est en bois massif, les planchers en marbre, la fenêtre donne sur le centre-ville de Montréal. Nicolas a souvent demandé à son père comment ils avaient pu recevoir un tel service dans un système de santé socialiste comme le nôtre. Son père, toujours souriant, n'a jamais voulu répondre. À l'extrémité droite de la photo, on peut aussi voir la moitié d'un homme dos à la caméra. Il porte un habit bleu marine et ses cheveux sont bien frisés. Nicolas a cherché à découvrir l'identité de cet homme auprès de son père, qui a toujours affirmé ne pas s'en souvenir. Dans son cœur, Nicolas en est sûr, c'était Jean Charest.

Nicolas possède aussi une photo datée du 30 octobre 1995. Nicolas vient à peine de fêter ses trois ans et a reçu un nombre incalculable de jouets, dont plusieurs ensembles LEGO. La photo est celle d'un immense chantier de construction, que Nicolas a assemblé avec une imagination et un souci du détail impressionnants et qui justifient certainement qu'on ait pris la photo. On y voit une petite maison de bois en train de se faire détruire par un engin géant et sophistiqué, sorte d'hybride entre un camion de construction et un AT-AT walker. Il y a des habitants qui s'agitent dans la maison en train de se faire détruire, un père semble en train de tirer une chaîne d'enfants pris dans les décombres, mais l'opérateur les ignore et les écrase tous avec une satisfaction évidente, que Nicolas est parvenu à rendre avec les articulations limitées d'une figurine à l'effigie du Joker dans Batman. À droite de la maison est bâti un complexe de stationnement multi-étages, à l'entrée duquel un commis sépare le flot de voiture en deux, n'acceptant que les voitures de sport rouge, redirigeant toutes les autres vers le camion de destruction. Dans le stationnement lui-même, des écrans de télévision et des spas géants sont disposés un peu partout pour assurer confort et divertissement aux voitures. Sur le dernier étage du stationnement, un petit homme est assis sur une terrasse et regarde tout la scène en souriant. Il porte un habit bleu marine et ses cheveux sont frisés. Nicolas a cherché à vain à découvrir dans quelle collection de LEGO il avait pu dénicher ce personnage. Mais dans son cœur, Nicolas en est sûr, c'était Jean Charest.

L'une des photographies préférées de Nicolas est datée du 14 avril 2003. Nicolas a dix ans et vient de participer aux jeux du Québec, où il a remporté une médaille d'or en saut à la perche. Nicolas a toujours aimé le geste constituant à s'élever le plus haut possible au moyen d'un objet qu'on rejette ensuite avec le plus de force possible. Son père lui avait pourtant expliqué qu'il était peut-être un peu jeune pour participer à cette compétition, que c'était dangereux, qu'il pourrait facilement attendre un an ou deux et l'emporter dans la même catégorie. La réponse de Nicolas ne s'était pas fait attendre : « je suis prêt ». Il s'était en effet préparé davantage que tous les autres, en s'assurant par exemple que la perche de son principal adversaire soit accidentellement endommagée. Son adversaire aussi fut accidentellement endommagé. La photo nous montre Nicolas sur le podium en train de recevoir tout sourire sa médaille d'or. Le gros plan sur son visage empêche de voir les médaillés d'argent ou de bronze, dont les visages sont sectionnés juste en haut des yeux par le cadrage de la photographie. On distingue toutefois le dos d'un homme aux cheveux frisés, qui porte un veston bleu marine et qui tend la médaille d'or à Nicolas. Nicolas a beau savoir que c'est impossible, que précisément en ce jour, ça ne pouvait pas être lui, dans son cœur Nicolas en est sûr, c'était Jean Charest.

Jean Charest a toujours été là pour Nicolas. À chaque fois qu'il a soudoyé un enseignant pour avoir la meilleure note de sa classe, Nicolas le sait, Jean Charest était là. À chaque fois qu'il a réussi à obtenir les faveurs d'une camarade de classe en lui faisant comprendre à quel point sa famille était bien connectée, Nicolas le sait, Jean Charest était là. À chaque fois qu'il est parvenu par un sourire bien adressé au public à avoir raison d'un jeune homme plus sensible ou d'une jeune femme plus intelligente que lui, Nicolas le sait, Jean Charest était là. Jean Charest a toujours été là pour Nicolas, comme il a toujours été là pour les tous les libéraux, qu'ils en assument ou non le nom. Jean Charest a toujours existé et existera toujours. À chaque fois que quelqu'un triche ostensiblement et ne se fait pourtant pas prendre, Jean Charest est là. À chaque fois que quelqu'un corrompt quelqu'un d'autre pour le laisser ensuite périr au besoin, Jean Charest est là. À chaque fois que quelqu'un emploie les vrais mots ou le mot vrai pour mentir en souriant, Jean Charest est là. À chaque fois qu'un homme se fait à la fois bourreau, juge, avocat et partie, Jean Charest est là. À chaque fois que quelqu'un ose se dire scandalisé par le ton menaçant des cris de celui qu'il est en train de battre sauvagement, Jean Charest est là. Jean Charest sera toujours là. Mais depuis que Nicolas a commencé à réfléchir, Jean Charest n'est plus là pour lui et Nicolas sait qu'il ne reviendra probablement plus jamais. Nicolas est maintenant seul, mais il ne sait pas encore qu'il est loin d'être le seul.

Jean Charest pris en flagrant délit d'exister. 

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