17 juin 1996
- You’re little.
L’homme qui vient de me dire cela doit bien avoir 70 ans. Il
mesure plus de six pieds et porte un trench-coat trop ample pour lui, de
couleur beige. Ses vastes pantalons, attachés à la hauteur du nombril par une
ceinture tressée de cuir marron, sont d’un beige à peine plus foncé. Sa chemise
large et bouffante est beige elle aussi, mais désagréablement plus pâle que
tout le reste, et rayée de brun. Je n’arrive pas à voir ses chaussures. Je les
imagine impeccablement blanches. Parce que si cet homme est aussi mal habillé,
ce n’est pas faute de moyens. C’est uniquement faute de goût. C’est un
bourgeois de Westmount. On peut le deviner à sa voix. C’est celle d’un homme qui
n’a pas souvent eu à obéir. Et qui n’a jamais eu à douter. Il vient de payer
avec un billet de cinquante dollars sa bouteille hebdomadaire de vin rouge français,
générique et abordable. C’est ce qu’il achète à chaque fois. Et il me regarde avec un sourire moqueur, en
attendant que je lui remette son change.
- You must know that size is not a measure of greatness.
Le petit baveux qui vient de répondre, vous l’aurez sûrement reconnu, c’est moi. Je mesure 5
pieds, cinq pouces et j’ai vingt ans. Je porte l’uniforme bleu-marine bien
ajusté d’un caissier-vendeur à la S.A.Q. Je travaille au Faubourg Sainte-Catherine,
en plein centre-ville. Il y a parmi mes clients beaucoup d’anglophones,
beaucoup de touristes aussi, auxquels je suis souvent forcé de parler en
anglais. Pas que cela me dérange vraiment. Au contraire. Je suis bon
en anglais, même s’il m’arrive de me donner un léger – et ridicule – accent
irlandais qui me fait quand même moins honte que l’accent québécois. Je suis assez bon en anglais pour faire du wit
lorsque c’est nécessaire (et lorsque le directeur de la succursale n’est pas là
pour me le reprocher). Comme je viens si bien de le faire. Mais l’homme n’a pas
bronché. Il me regarde fixement, le sourire encore plus moqueur.
- Still. You’re little.
- …
Le silence dure quelques secondes. J’ignore combien au juste,
tant je suis stupéfait. Mais l’homme cesse éventuellement de me regarder. Il s’en va, satisfait. Il sait qu’il a gagné.
Quand il reviendra, la semaine prochaine, la succursale sera fermée.
24 juin 2013
Je n’ai pas fêté la Saint-Jean Baptiste cette année. Et pour ceux qui me trouvent parfois trop subtilement ironique, j’aimerais ajouter que je n’ai pas fêté la fête nationale non plus.
Non.
J’ai passé une bonne partie de la journée à Laval en compagnie de Dominique et des filles, dans la cour magnifique et confortable de la maison de mes parents, assis au bord de la piscine. À boire sans entrain d’un vin rosé australien un peu sucré vendu en belles boîtes jaunes de trois litres. À essayer de lire un recueil de nouvelles de Mavis Gallant, une auteure canadienne excellente, en théorie. À me saucer plusieurs fois dans une eau juste assez froide pour m’imposer une très lente descente des marches de la piscine.
Plus tard, durant la soirée, j’ai écouté à la télé Richard Séguin chanter l’une de ses chansons. Je ne me souviens plus c’était laquelle. Elle était interprétée très proprement, avec les bonnes émotions au bon moment sur les visages des musiciens et des choristes. Puis j’ai écouté Guy A. Lepage présenter, avec son humour bien à lui qui est censé faire rire tout le monde, les rappeurs autochtones Anodajay et Samian. Je les ai écoutés un peu. Leur chanson parlait du pouvoir des mots. Sincèrement, c’est un sujet qui me tient à cœur. J’ai éteint la télé.
Dans une vingtaine d’années, si vous me demandez ce que j’ai fait le 24 juin 2013, j’aurai certainement tout oublié. Sauf le fait que pour la première fois de sa vie, Constance, ma plus jeune, est parvenue à nager avec des flotteurs. J’avais oublié de vous le dire. C’était beau à voir, toute cette liberté nouvelle et joyeuse.
Mais je conserve généralement assez peu de souvenir des 24 juin
de ma vie.
Je me souviens par bribes confuses des quelques défilés bleus et blancs de mon enfance, des drapeaux, de la chaleur, de la bière des grands, sur les épaules desquels je pouvais tout voir et ne rien comprendre.
Je me souviens tout aussi mal des nombreux partys bruyants et sans lendemain de mon adolescence, de l’enthousiasme de mes amis nationalistes, des débats politiques et idéologiques, de la bière, surtout, qui nous permettait à tous de faire semblant de nous comprendre.
Je ne suis pas comme Pauline Marois.
Elle, elle se souvient : « Quand j’étais petite, la fête nationale était pour moi le début de l’été: les vacances, la chaleur, la nature, le bonheur de jouer dehors, les moments en famille, la fête... la liberté! C’est ce que je souhaite à tous les Québécois: la liberté. Bonne fête nationale! »
Vous direz que durant les années 50 et 60, quand madame Marois était petite, la fête nationale avait un nom. Et le mot «liberté» n’était pas évoqué en vain. Mais ne pensez surtout pas qu’elle a oublié. Elle fait semblant, c’est tout. Elle ne veut pas manquer le train où vont les choses. C’est normal, quand on veut réussir.
Et si vous voulez savoir où va ce train, il suffit de faire comme moi et d’écouter quinze minutes du grand spectacle de la fête nationale du Québec. Éteignez ensuite la télévision et attendez quinze autres minutes. Vous verrez. Vous aurez presque tout oublié.
Je me souviens par bribes confuses des quelques défilés bleus et blancs de mon enfance, des drapeaux, de la chaleur, de la bière des grands, sur les épaules desquels je pouvais tout voir et ne rien comprendre.
Je me souviens tout aussi mal des nombreux partys bruyants et sans lendemain de mon adolescence, de l’enthousiasme de mes amis nationalistes, des débats politiques et idéologiques, de la bière, surtout, qui nous permettait à tous de faire semblant de nous comprendre.
Je ne suis pas comme Pauline Marois.
Elle, elle se souvient : « Quand j’étais petite, la fête nationale était pour moi le début de l’été: les vacances, la chaleur, la nature, le bonheur de jouer dehors, les moments en famille, la fête... la liberté! C’est ce que je souhaite à tous les Québécois: la liberté. Bonne fête nationale! »
Vous direz que durant les années 50 et 60, quand madame Marois était petite, la fête nationale avait un nom. Et le mot «liberté» n’était pas évoqué en vain. Mais ne pensez surtout pas qu’elle a oublié. Elle fait semblant, c’est tout. Elle ne veut pas manquer le train où vont les choses. C’est normal, quand on veut réussir.
Et si vous voulez savoir où va ce train, il suffit de faire comme moi et d’écouter quinze minutes du grand spectacle de la fête nationale du Québec. Éteignez ensuite la télévision et attendez quinze autres minutes. Vous verrez. Vous aurez presque tout oublié.
1er juillet 2013
Je ne célébrerai pas la fête du Canada cette année. Je ne sais pas comment on fait. Personne ne m'a jamais montré...
J'irai peut-être me baigner à nouveau chez mes parents. Puis j'oublierai...
Mais je me souviens assez bien de plusieurs des 1er juillet de ma vie.
En 1998, je quittais la maison de mes parents pour emménager avec mon grand frère sur la rue Saint-Joseph. C'était un appartement magnifique. Mais je découvris vite que l'indépendance pouvait être trop dispendieuse pour moi.
En 1999, j’emménageais avec trois amis sur la rue Saint-Denis, espérant me faire pour moins cher un peu plus de plaisir. Beaucoup plus de plaisir. Trop de plaisir. À la longue, ça peut devenir épuisant.
En 2001, j’emménageais à nouveau avec mon frère, ainsi que l'un de ses amis, sur la rue Châteaubriand. C'était un grand logement, beau, pas trop dispendieux. Je vivais là quand j'ai rencontré Dominique. Inutile de vous dire que je ne suis pas demeuré là longtemps.
En 2002, j’emménageais avec Dominique sur la rue Henri-Julien. C'était un minuscule 4 1/2, mais nous n'avions besoin que d'un lit. Malheureusement, les proprios ont éventuellement décidé d'occuper tout l'immeuble.
En 2004, j'emménageais avec Dominique sur la rue Lajeunesse. C'était joli et abordable, mais encore un peu petit. Trop petit pour un enfant.
En 2007, j'emménageais avec Dominique et Héloïse sur la rue Beaubien. C'est encore là que nous demeurons aujourd’hui, avec Constance qui est née depuis. L'appartement est gigantesque et ne coûte presque rien. Nous ne sommes pas près de devenir propriétaires.
En 1999, j’emménageais avec trois amis sur la rue Saint-Denis, espérant me faire pour moins cher un peu plus de plaisir. Beaucoup plus de plaisir. Trop de plaisir. À la longue, ça peut devenir épuisant.
En 2001, j’emménageais à nouveau avec mon frère, ainsi que l'un de ses amis, sur la rue Châteaubriand. C'était un grand logement, beau, pas trop dispendieux. Je vivais là quand j'ai rencontré Dominique. Inutile de vous dire que je ne suis pas demeuré là longtemps.
En 2002, j’emménageais avec Dominique sur la rue Henri-Julien. C'était un minuscule 4 1/2, mais nous n'avions besoin que d'un lit. Malheureusement, les proprios ont éventuellement décidé d'occuper tout l'immeuble.
En 2004, j'emménageais avec Dominique sur la rue Lajeunesse. C'était joli et abordable, mais encore un peu petit. Trop petit pour un enfant.
En 2007, j'emménageais avec Dominique et Héloïse sur la rue Beaubien. C'est encore là que nous demeurons aujourd’hui, avec Constance qui est née depuis. L'appartement est gigantesque et ne coûte presque rien. Nous ne sommes pas près de devenir propriétaires.
Je me souviens assez bien de tous ces 1er juillet.
Pas dans les détails, bien sûr. Ne me demandez pas quelles pizzas de quel restaurant nous avons fait livrer à chaque déménagement. Je peux quand même vous dire qu’elles ont toujours été meilleures que d’habitude. Comme la bière d’ailleurs. Même quand c’était de la Molson tiède, elle était toujours rafraîchissante.
L’effort et le changement, ça donne un meilleur goût à presque tout.
1er juillet 1996
- You were closed last
week. Why aren’t you closed today?
C’est le même homme qu’il y a deux semaines. Il porte
toujours le même trench-coat beige. Dehors, il doit pourtant faire près de 28
degrés celsius. Quant à ses pantalons et à sa chemise, ils semblent vaguement différents de l'autre fois,
même si je ne saurais dire en quoi. Je viens de lui rendre sa bouteille de
Mouton Cadet ainsi que la monnaie pour un billet de cent dollars. Il me regarde toujours avec le même sourire moqueur, mais il a probablement
oublié qui j’étais. Cet homme ne m’a jamais reconnu. Et il ne semble attendre
aucune réponse de ma part. Il s’apprête à partir.
- Mais pourquoi
serions-nous fermés aujourd’hui, monsieur? Nous ne déménageons pas?
- …
Je sais qu’il m’a compris. Je le vois à son regard calmement
furieux. Au bout de quelques secondes, il s’en va, seul avec sa colère sourde
et muette. J’ai gagné et il le sait.
Qu’ai-je gagné?
30 octobre 1995
Nous n'avons pas tout-à-fait vingt ans. Nous sommes chez le père d'un ami, à Laval. Nous sommes presque une trentaine à suivre le cours du oui à Radio-Canada, qui dépasse depuis quelques minutes les 50%. Notre excitation fait vibrer et chatoyer la salle de séjour où nous nous sommes assis devant la télé. Quelques-uns sur les fauteuils. La plupart sur le plancher. La distinction n'a aucune importance. Nous sommes tous collés les uns aux autres de toute façon. Inconscients de l'intimité inhabituelle du contact physique, qui en d'autres circonstances nous aurait peut-être embarrassés. Nous ne voulons manquer aucune seconde de cet événement historique.
- Pouvez-vous imaginer ce que ça sera, le 24 juin prochain, quand
on fêtera, pour la première fois de notre histoire, notre première vraie
Saint-Jean Baptiste de pays libre et indépendant?