mercredi 2 octobre 2013

L'allégation mise à nue

Salut les amis.

J’en ai une belle pour vous aujourd'hui (attendez de voir...).

Je ne voudrais surtout pas faire ma langue sale, mais vous n’êtes pas sans savoir que trois Femens (des militantes féministes prônant le port intégral de la laïcité) ont commis mardi le 1er octobre dernier un attentat à la pudeur de l’Assemblée nationale en se levant pendant la période de question pour exhiber leurs seins nus et scander : « Crucifix, décâlisse!!! » (Les points d’exclamation servent ici à rendre l’emphase choquante avec laquelle la phrase a été répétée).

Pauline Marois et Bernard Drainville n'ont apparemment jamais vu 
de seins aussi ostentatoires...

Je vais vous le dire franchement : c’est louche toute cette histoire-là… (les points de suspension donnent ici une impression de mystère et de sous-entendu). Parce que figurez-vous que le 26 septembre dernier, cinq jours (le soulignement vise à souligner l’importance suspecte de la chose), à peine cinq jours avant l’action d’éclat des Femens, Relations d’incertitude publiait justement sa Charte des normes québécoises, où l’on pouvait lire les quatre prises de position suivantes :

8       – La nudité partielle appartient au code esthétique du capitalisme tardif.
26     – Le crucifix à l’assemblée nationale n’est pas un patrimoine historique.
41     – Les femmes devraient être égales aux hommes.
57     – Si vous éprouvez du plaisir à vous flageller en imaginant Pauline Marois ou Bernard Drainville nus,                 adhérez au plus vite à une religion reconnue dans un cinéma près de chez vous.

Vous voyez sûrement où je veux en venir? (Le point d’interrogation invite ici le lecteur à réfléchir par lui-même.) La nudité… le crucifix… l’égalité hommes-femmes… l’allusion à des députés de l’Assemblée nationale… Ça ne peut pas être une coïncidence!!!  D’autant plus que Femen, ça ressemble beaucoup à Fremen, non? Or, les Fremens, ne les retrouve-t-on pas justement dans Dune, un film qui a déjà joué au cinéma? (Un film par ailleurs beaucoup moins génial que Star Wars, mais bon, je ne veux pas faire de prosélytisme…)

Se pourrait-il que Philippe Labarre, qui est connu pour ses prises de position pro-féministes et anti-religieuses, soit derrière les attentats du 1er octobre dernier?

Se pourrait-il que Philippe Labarre soit secrètement à la tête d’une organisation terroriste mondiale?

Se pourrait-il que Philippe Labarre (la répétition permet au lecteur de ne pas oublier de qui il est suspicieusement question ici) soit… une femme nue?!!!

Bien entendu, je n’accuse personne. Laissons les policiers faire leur enquête… J’allègue, tout simplement…

***

Il faut dire que ces temps-ci, l’allégation a bonne presse (c’est-à-dire beaucoup de presse (c’est-à-dire mauvaise presse)). Les allégations récentes de Jacques Duchesneau à l’encontre d’André Boisclair, aussi hallucinantes soient-elles (N’oublions pas que Jacques Duchesneau travaillait au début des années 1980 dans la section des stupéfiants du SPCUM! Coïncidence? Ce n’est pas à moi de le dire…), ces allégations stupéfiantes, donc, ne sont que le plus récent exemple d’une tendance bien lourde dans le monde actuel, un monde où les faits tendent à devenir des opinions comme les autres, un monde où la rigueur logique n’est plus vraiment de rigueur, un monde somme toute beaucoup plus amusant…

Il ne faut pourtant pas croire que l’allégation serait une invention contemporaine.

De tout temps on a allégué.

Adam et Ève furent chassés du paradis suite à une allégation du serpent : « Je ne veux surtout pas me mêler de ce qui ne me regarde pas, cher OMG!, mais il manque une cocotte dans le buisson là-bas, et Adam et Ève ont l’air pas mal louche, tout nus à écouter du Procol Harum, avec leurs yeux rouges et leurs feuilles de chanvre collées sur l’entre-jambe. Je ne serais pas étonné si quelque chose de stupéfiant se cachait là-dessous. Je n’accuse personne…  mais il faudrait peut-être condamner à jamais les femmes à enfanter dans la douleur.»

Jésus-Christ fut crucifié suite aux allégations de son épouse: « Je ne veux surtout pas me mêler de ce qui ne me regarde pas, cher Ponce Pilate, mais un homme qui n’a pas vraiment d’emploi et qui n’est même pas en recherche d’emploi… un homme qui revient toujours à la maison après minuit et qui fréquente des ivrognes, des criminels et des prostituées… un homme qui donne toute la nourriture gagnée à la sueur de mon front à de purs inconnus et qui se mêle en plus de donner des leçon de morale! Crucifix! Pas étonnant si les gens s’agitent autant à Jérusalem ces temps-ci! Je n’accuse personne… mais il faudrait peut-être m’accorder le divorce.»

Jeanne d’Arc fut brûlée suite aux allégations d’une minorité culturelle ayant immigré très récemment en France: « Nous ne voulons pas nous mêler de ce qui ne nous regarde pas, chers juges, mais cette adolescente de dix-neuf ans (devons-nous rappeler qu’il s’agit d'un âge propice aux manifestations et à l'intimidation?) refuse le bilinguisme anglais-français, défend une conception ethnique de sa nation et porte constamment une fleur de Lys sur son armure alors même qu’elle travaille manifestement pour l’État. Il ne serait pas étonnant qu’elle cherche un jour à devenir députée. Nous n’accusons personne… mais il s’agit manifestement d’une sorcière! »

Quant à l’expression même d’«allégation» (mot-valise dérivé synthétiquement de l’expression «accusation faite à la très légère»), elle est apparue à la fin du XIXe siècle, sous la plume d’Émile Zola, à qui son éditeur aurait griffonné, sur le manuscrit d’un pamphlet qui allait devenir illustre : « Accuser tout un gouvernement de racisme! Ça ne se fait pas, mon cher Émile. Et ça me semble un peu lourd. Essaie de penser à tes lectrices... Allège un peu. » Émile Zola, dont on connaît bien la myopie, aurait mal lu la note et fait publier son pamphlet en l’intitulant «J’allègue», titre qui en assura pour de bon la célébrité.

Bien entendu, je ne prétends pas que tout ce qui est écrit ici soit à 100% exact et rigoureux. Je ne fais qu’alléguer des faits…

Mais il y a toujours eu allégation, et il y en aura toujours.

Et c'est pourquoi j'aimerais conclure par un dicton bien connu : «Quand on allègue, il vaudrait peut-être mieux rester léger, peut-être? » Je cite de mémoire...

N'est-ce pas qu'elle est belle? Xenia Chernyshova,
qui a montré ses seins nus à l'Assemblée nationale,
est plus souvent interviewée que ses conseurs...
Coïncidence??? Je n'accuse bien sûr personne...



Si vous aimez, partagez…

jeudi 26 septembre 2013

La charte des normes québécoises

Salut les amis.

Je suis bien content de pouvoir vous écrire aujourd'hui. «Dieu» sait, quels que soient les «signes» auxquels on le reconnaît ou non, que nous en avons tous besoin, et plus que jamais.

Il semble bien, en effet, en ces temps de profonds « déchirements identitaires », que nous avons plus que jamais besoin, que le Québec a plus que jamais besoin d'une voix forte et rassurante, d'une voix raisonnable et rassembleuse – d'une voix comme la mienne, donc, hihihi… – pour lui dire enfin : « Assis Québec! Assis! Oui, oui, c'est ça! Bravo! Bon, bon, bon Québec à papa! C'est qui qui va donner un p'tit morceau de bacon à Québec?.. Quoi? Un autre? Encore? Alors couché maintenant! Couché! Québeeeeeec!?! Non!?! Pas de bacon!?! Ah!... Oui, oui, oui! C'est ça! Bravo Québec! Bravo! Papa est content content! »

N'est-ce pas que ça ferait du bien? Avouez…

Puisqu’il faut bien que quelqu’un se sacrifie pour la patrie, au risque de se faire lécher les mains par des millions de concitoyens dociles, c’est ce que je vais tenter de faire aujourd’hui.

Les plus perspicaces parmi vous auront déjà conclu que nous ne réfléchirons pas beaucoup aujourd'hui, vous et moi. C’est vrai, c’est vrai... Mais je crois que c’est aussi tant mieux. Parce que, voyez-vous, le Québec a un urgent besoin de cesser un peu de réfléchir. Quand le Québec réfléchit, ce n’est pas très beau à voir…

Ça vous choque ce que je dis-là? Vous vous dites qu’il y a sur mon blogues des dizaines de billets prouvant hors de tout doute que je suis bien mal placé pour me moquer de l’incapacité québécoise à réfléchir de façon pas-tout-à-fait-croche à quelque chose que ce soit? Soit. Mais sachez que je connais très bien mes limites. Sachez que JE SAIS, MOI, que je suis absolument incapable de réfléchir avec pertinence aux questions qui agitent notre conscience collective depuis quelques semaines.

Je sais, moi, contrairement à la plupart de celles et ceux qui interviennent dans les médias, que je suis beaucoup trop peu formé ou informé pour contribuer au débat; que je ne parle ni l'hébreux, ni l'arabe, ni le joual; que je n'ai jamais mis les pieds à Hérouxville ailleurs qu'à la télé ou au Moyen-Orient ailleurs que chez Adonis; que je ne suis jamais parvenu à lire au complet ne serait-ce que le titre de l'incontournable rapport Bouchard-Taylor ; que je n’ai aucune compétence pour juger de phénomènes éthiques, religieux ou juridiques complexes.

Et contrairement à la grande majorité des Québécois, cette majorité qu'on appelle à tort silencieuse, celle qui traite les autres de «moutons» ou de «pas  d’couilles», je n'arrive pas non plus à m'imaginer même vaguement ce dont pourraient avoir l'air les valeurs québécoises les plus officiellement consensuelles. Comme la fameuse égalité hommes-femmes. Je vous jure que je n'ai jamais au grand jamais de ma vie constaté cette égalité nulle part! Où ai-je donc eu la tête durant toute ma vie? Je l’ignore. Mais je sais, moi, que je l’ignore…

Le Québec n’a pas besoin de «réfléchir» à ses valeurs. Il a besoin d’obéir. Il a besoin qu’on lui dise quoi penser. Il a besoin qu’on lui donne des normes.

Les voici…

***

Charte des normes québécoises

Normes quant à la religion
1         – La religion n’existe pas en général.
2         – Les religions particulières existent quand même.
3         – Il est possible d’inventer une religion de toutes pièces pour gagner un argument même si c’est généralement mal vu.
4         – Les hobbys pratiqués consciencieusement et les lobbys pour lesquels on milite sincèrement sont des religions.
5         – Il est permis de pratiquer un hobby ou d’adhérer à un lobby.
6         – Certaines religions comportent un code esthétique original et surprenant.
7         – Le voile n’appartient pas au code esthétique des femmes musulmanes qui ne portent pas le voile.
8         – La nudité partielle appartient au code esthétique du capitalisme tardif.
9         – La camisole blanche et la queue de rat appartiennent au code esthétique radio-déchétarien.
10     – La queue de rat appartient aussi au code esthétique jedi.

Normes quant aux signes et symboles religieux
11     – Le carré rouge et la casquette du Canadien sont des signes religieux impopulaires à Québec.
12     – La croix gammée est un signe religieux impopulaire en général.
13     – L’absence de signe religieux est un signe religieux discret.
14     – Le sabre laser est un signe religieux ostentatoire.
15     – Il ne faut pas interdire à un chevalier jedi le droit de porter son sabre laser au travail.
16     – Il ne faut pas interdire à un chevalier jedi le droit de porter son sabre laser au travail.
17     – Le lapin de Pâques et le sapin de noël sont des symboles religieux païens.
18     – Une boucle d’oreille illustrée d’un croissant de lune ou une bague sertie d’une étoile de David ne sont pas des signes religieux portés par des personnes réelles.
19     – Un collier muni d’une croix discrète est un signe d’amour pour la musique country.
20     – Un collier muni d’une croix de vingt pouces de long n’est pas ergonomique.

Normes quant au patrimoine historique
21     – Les croix de chemin sont un patrimoine historique des campagnes québécoises.
22     – Les nids de poules et la corruption sont des patrimoines historiques de la ville de Montréal.
23     – L’électoralisme est un patrimoine historique du Parti Québécois.
24     – Le racisme et l’inégalité hommes-femmes sont des patrimoines historiques mondiaux.
25     – Tout patrimoine historique ne mérite pas d’être conservé.
26     – Le crucifix à l’assemblée nationale n’est pas un patrimoine historique.
27     – Le Québécois interviewé à LCN n’a généralement pas de patrimoine historique.  
28     – L’existence de Denis Lévesque devra un jour être cachée aux générations futures.
29     – L’existence des films The Phantom Menace, Attack of the Clones et Revenge of the Sith devra un jour être cachée aux générations futures.
30     – La religion jedi attend beaucoup de J. J. Abrams.

Normes quant aux communautés culturelles
31     – Il n’y a pas de races humaines.
32     – Les musulmans ne sont pas une race.
33     – Les «nèg’» ne sont pas une religion.
34     – Il ne faut pas tenter de réfléchir par soi-même au fait qu’il y a des patrimoines génétiques variables d’une population humaine à l’autre.
35     – La notion de race raciste est raciste.
36     – Les trolls sont une race raciste.
37     – Le spatioport de Mos-Eisley est reconnu pour son multiculturalisme.
38     – Le racisme et la xénophobie sont tout à fait compatibles avec le multiculturalisme.
39     – Les accommodements raisonnables devraient en principe être raisonnables.
40     – La laïcité et la neutralité de l’État n’ont pas plus besoin de couilles qu'une femme en a besoin.

Normes quant aux rapports hommes-femmes
41     – Les femmes devraient être égales aux hommes.
42     – Les femmes ne sont pas égales aux hommes.
43     – Les femmes devraient quand même être égales aux hommes.
44     – Il est plus facile d’être égal lorsqu’on est financièrement autonome.
45     – Il est plus facile d’être financièrement autonome lorsqu’on gagne de l’argent.
46     – Il est plus facile de gagner de l’argent lorsqu’on travaille.
47     – Il est plus facile de travailler lorsqu’on ne nous impose pas de restrictions arbitraires.
48     – Le port du voile permet de se prémunir contre le vent, la pluie, les bad hair days et les taloches de grands frères intégristes.
49     – La signification très approximative et discutable d’un présumé symbole de soumission, on s’en câlisse.
50     – Le personnage principal du prochain Star Wars devrait être une femme portant un voile jedi.

Normes quant à l’interprétation de la charte des normes québécoises
51     – Cette charte doit être apprise par cœur.
52     – À chaque fois que vous aurez assimilé l’une des normes de cette charte, mangez une tranche bien croustillante de bacon.
53     – Si le code esthétique de votre religion ne vous permet pas de manger du bacon, faites ce qui vous plaît (et considérez ceci comme un accommodement raisonnable).
54     – Cette charte ne doit en aucun cas être soumise à un processus de réflexion critique.
55     – Si vous êtes en désaccord avec l’une des normes de cette charte, flagellez-vous en vous imaginant Pauline Marois nue.
56     – Si vous trouvez que cette charte est contradictoire, relisez la norme 54 et flagellez-vous en vous imaginant Bernard Drainville nu.
57     – Si vous éprouvez du plaisir à vous flageller en imaginant Pauline Marois ou Bernard Drainville nus, adhérez au plus vite à une religion reconnue dans un cinéma près de chez vous.
58     – La force est avec vous.

59     – Si vous aimez cette charte, partagez-la...

Ceci n'est pas un ballon de soccer, mais une death star...


samedi 7 septembre 2013

Quand le savoir ne paie plus...

Long time no see, hein? Ça fait, quoi, plus de deux mois maintenant?.. Vous ai-je manqué?

...

Oui. C'est à vous que je parle. Vous ai-je manqué?

...

Non? Pas même un tout petit peu?

...

C'est bon, je suis un adulte. Pas besoin de m'épargner. Je suis un enseignant. Je suis capable d'en prendre...

Sachez quand même que vous m'avez manqué au plus haut point. Que l'écriture que je partage avec vous m'a manqué. Que les histoires à moitié fausses que je vous inventais chaque semaine m'ont manqué. Que la célébrité extraordinaire dont je jouissais grâce à mon blogue m'a manqué. Je fais des blagues, évidemment... Ce qui m'a manqué le plus, pour de vrai, ce sont les mots. Oui, les mots m'ont manqué, dans les deux sens du mot manquer, d'ailleurs: je me suis ennuyé des mots, mais les mots, eux, ne se sont pas vraiment ennuyés de moi. Ils ont pris des vacances. Ils sont partis en voyage. Et ne m'ont pas donné de nouvelles pendant deux mois.

Pourquoi?

J'essaierai bientôt de vous expliquer pourquoi. Je vous ferai part en long et en large des vagues vagues de mon vide intérieur estival. Je vous dirai tout, en détails, sur rien ou presque. Et je prendrai bien mon temps. C'est promis.

Mais pas aujourd'hui. Aujourd'hui, je serai bref. Parce que je n'ai pas le temps de faire de long textes pleins d'esprit, de profondeur et de subtilités. Parce que je travaille trop fort et trop d'heures, en tant qu'enseignant au cégep, à mon début de session. Ce qui est très cocasse, voyez-vous, car nous apprenons justement aujourd'hui dans Le Devoir qu'une baisse salariale serait en vue pour les enseignants au cégep, qui verraient leur classement professionnel réévalué sous le niveau des enseignants au préscolaire, au primaire ou au secondaire, et qui perdraient la reconnaissance professionnelle de leurs diplômes de maîtrise ou de doctorat.

Parce que, semble-t-il, nous ne travaillons pas assez.

[silence]

Commençons par les arguments rationnels.

Contrairement à un enseignant au préscolaire, au primaire ou au secondaire, pour être embauché, un enseignant au cégep doit le plus souvent être titulaire d'un diplôme universitaire de deuxième, voire de troisième cycle. À cause du temps requis pour l’acquisition de ces diplômes (qu'on ne lui reconnaîtra plus désormais), un enseignant au cégep commence généralement à travailler à un âge plus avancé qu’un enseignant au préscolaire, au primaire ou au secondaire. À cause du caractère spécialisé de l’expertise dont témoignent ces diplômes (qu’on ne lui reconnaîtra plus désormais), un enseignant au cégep doit faire sa place au sein d’un département restreint plutôt que de toute une commission scolaire, et il doit donc, le plus souvent, attendre encore plus longtemps qu’un enseignant au préscolaire, au primaire ou au secondaire avant de jouir d’une sécurité d’emploi. Tous ces «retards» font en sorte qu'un enseignant au cégep ne parvient pas aussi souvent qu'un enseignant au préscolaire, au primaire ou au secondaire, à accumuler une pleine pension à la fin de sa carrière. S'en plaint-il?

Non. Parce qu'on reconnait ses diplômes... Sauf que désormais on ne les reconnaîtra plus. Et on réduira aussi son salaire de 5 %. 

Pourquoi?

...

Vous avez déjà oublié?

...

Parce qu'on vient tout juste de découvrir, après de sérieuses recherches faites entre quatre murs bien étanches, que finalement, l'enseignant au cégep travaillerait moins qu’un enseignant au préscolaire, au primaire ou au secondaire - et qu’à ce titre, il mériterait de vivre une vie moins digne, financièrement parlant...

Comment cela se peut-il, vous direz-vous?!?

Comment se peut-il qu’un enseignant au cégep puisse travailler moins quand on sait les progrès extraordinaires que peut accomplir grâce à lui, en deux ou trois ans, un étudiant fraîchement propulsé du secondaire? Notez que j'emploie ici le mot propulsé avec une ironie qui échappera presque certainement à l'étudiant propulsé en question, mais qui n'échappera probablement plus (j'aimerais dire certainement plus, mais je préfère demeurer honnête) à l'étudiant qui a obtenu son DEC. Grâce à moi. Grâce à mes cours. Grâce aux cours de mes collègues. On dira que la capacité à reconnaître l'ironie ne mérite pas d'être subventionnée par des salaires aussi décents que le mien. Soit. J'enseigne le français et la littérature. Je peux confirmer à chaque fois que j'ouvre un journal à quel point ce que j'enseigne compte peu pour notre société. Mais j'ai aussi des collègues qui enseignent le calcul différentiel ou intégral, le droit, la médecine nucléaire, la biochimie, la psychologie, la mécanique du bâtiment, le génie industriel, la comptabilité, le graphisme, les soins préhospitaliers d'urgence, la physique... Voulons-nous nous passer de tout cela? Pouvons-nous nous passer de tout cela? Aucun enseignant au préscolaire, au primaire ou au secondaire ne pourrait même rêver d'obtenir de ses élèves des progrès aussi extraordinairement rapides dans des domaines aussi spécialisés. Et c'est pourtant ce que parvient à faire l’enseignant au cégep avec la plupart de ses étudiants. Travaille-t-il moins? Je ne le crois pas.

Mais imaginons un instant que ce soit vrai. Imaginons que l'enseignant au cégep travaille aussi peu qu'on le prétend. Comment fait-il alors pour obtenir autant de progrès de ses étudiants?

Pour «comprendre» ce paradoxe, il faut se rappeler que travailler moins n’implique pas toujours nécessairement en accomplir moins. Pas quand on travaille efficacement, du moins. Et n’est-ce pas précisément à cela que peuvent «servir» les diplômes? À travailler beaucoup plus efficacement? À en faire beaucoup plus en moins de temps?

Ailleurs que dans le gouvernement actuel, ce genre d’efficacité, ça se paie…

La leçon à tirer de tout cela devrait être simple. Le savoir ne profitant plus vraiment à ceux qui le possèdent souvent le plus dans notre système d’éducation, les enseignants au cégep devraient désormais le garder pour eux-mêmes, et surtout, faire semblant de travailler bien bien fort et tout le temps tout le temps tout le temps en s’agitant beaucoup beaucoup beaucoup beaucoup.

Cet homme mérite d'être multimillionnaire!
Si vous aimez, partagez.

lundi 1 juillet 2013

Quatre fêtes nationales et un référendum

17 juin 1996

- You’re little.

L’homme qui vient de me dire cela doit bien avoir 70 ans. Il mesure plus de six pieds et porte un trench-coat trop ample pour lui, de couleur beige. Ses vastes pantalons, attachés à la hauteur du nombril par une ceinture tressée de cuir marron, sont d’un beige à peine plus foncé. Sa chemise large et bouffante est beige elle aussi, mais désagréablement plus pâle que tout le reste, et rayée de brun. Je n’arrive pas à voir ses chaussures. Je les imagine impeccablement blanches. Parce que si cet homme est aussi mal habillé, ce n’est pas faute de moyens. C’est uniquement faute de goût. C’est un bourgeois de Westmount. On peut le deviner à sa voix. C’est celle d’un homme qui n’a pas souvent eu à obéir. Et qui n’a jamais eu à douter. Il vient de payer avec un billet de cinquante dollars sa bouteille hebdomadaire de vin rouge français, générique et abordable. C’est ce qu’il achète à chaque fois. Et il me regarde avec un sourire moqueur, en attendant que je lui remette son change.

- You must know that size is not a measure of greatness.

Le petit baveux qui vient de répondre, vous l’aurez sûrement reconnu, c’est moi. Je mesure 5 pieds, cinq pouces et j’ai vingt ans. Je porte l’uniforme bleu-marine bien ajusté d’un caissier-vendeur à la S.A.Q. Je travaille au Faubourg Sainte-Catherine, en plein centre-ville. Il y a parmi mes clients beaucoup d’anglophones, beaucoup de touristes aussi, auxquels je suis souvent forcé de parler en anglais. Pas que cela me dérange vraiment. Au contraire. Je suis bon en anglais, même s’il m’arrive de me donner un léger – et ridicule – accent irlandais qui me fait quand même moins honte que l’accent québécois. Je suis assez bon en anglais pour faire du wit lorsque c’est nécessaire (et lorsque le directeur de la succursale n’est pas là pour me le reprocher). Comme je viens si bien de le faire. Mais l’homme n’a pas bronché. Il me regarde fixement, le sourire encore plus moqueur.

- Still. You’re little.
- …

Le silence dure quelques secondes. J’ignore combien au juste, tant je suis stupéfait. Mais l’homme cesse éventuellement de me regarder.  Il s’en va, satisfait. Il sait qu’il a gagné.

Quand il reviendra, la semaine prochaine, la succursale sera fermée.


24 juin 2013

Je n’ai pas fêté la Saint-Jean Baptiste cette année. Et pour ceux qui me trouvent parfois trop subtilement ironique, j’aimerais ajouter que je n’ai pas fêté la fête nationale non plus.

Non.

J’ai passé une bonne partie de la journée à Laval en compagnie de Dominique et des filles, dans la cour magnifique et confortable de la maison de mes parents, assis au bord de la piscine. À boire sans entrain d’un vin rosé australien un peu sucré vendu en belles boîtes jaunes de trois litres. À essayer de lire un recueil de nouvelles de Mavis Gallant, une auteure canadienne excellente, en théorie. À me saucer plusieurs fois dans une eau juste assez froide pour m’imposer une très lente descente des marches de la piscine.

Plus tard, durant la soirée, j’ai écouté à la télé Richard Séguin chanter l’une de ses chansons. Je ne me souviens plus c’était laquelle. Elle était interprétée très proprement, avec les bonnes émotions au bon moment sur les visages des musiciens et des choristes. Puis j’ai écouté Guy A. Lepage présenter, avec son humour bien à lui qui est censé faire rire tout le monde, les rappeurs autochtones Anodajay et Samian. Je les ai écoutés un peu. Leur chanson parlait du pouvoir des mots. Sincèrement, c’est un sujet qui me tient à cœur. J’ai éteint la télé.

Dans une vingtaine d’années, si vous me demandez ce que j’ai fait le 24 juin 2013, j’aurai certainement tout oublié. Sauf le fait que pour la première fois de sa vie, Constance, ma plus jeune, est parvenue à nager avec des flotteurs. J’avais oublié de vous le dire. C’était beau à voir, toute cette liberté nouvelle et joyeuse.

Mais je conserve généralement assez peu de souvenir des 24 juin de ma vie.

Je me souviens par bribes confuses des quelques défilés bleus et blancs de mon enfance, des drapeaux, de la chaleur, de la bière des grands, sur les épaules desquels je pouvais tout voir et ne rien comprendre.

Je me souviens tout aussi mal des nombreux partys bruyants et sans lendemain de mon adolescence, de l’enthousiasme de mes amis nationalistes, des débats politiques et idéologiques, de la bière, surtout, qui nous permettait à tous de faire semblant de nous comprendre.

Je ne suis pas comme Pauline Marois.

Elle, elle se souvient : « Quand j’étais petite, la fête nationale était pour moi le début de l’été: les vacances, la chaleur, la nature, le bonheur de jouer dehors, les moments en famille, la fête... la liberté! C’est ce que je souhaite à tous les Québécois: la liberté. Bonne fête nationale! »

Vous direz que durant les années 50 et 60, quand madame Marois était petite, la fête nationale avait un nom. Et le mot «liberté» n’était pas évoqué en vain. Mais ne pensez surtout pas qu’elle a oublié. Elle fait semblant, c’est tout. Elle ne veut pas manquer le train où vont les choses. C’est normal, quand on veut réussir.

Et si vous voulez savoir où va ce train, il suffit de faire comme moi et d’écouter quinze minutes du grand spectacle de la fête nationale du Québec. Éteignez ensuite la télévision et attendez quinze autres minutes. Vous verrez. Vous aurez presque tout oublié.


1er juillet 2013

Je ne célébrerai pas la fête du Canada cette année. Je ne sais pas comment on fait. Personne ne m'a jamais montré...

J'irai peut-être me baigner à nouveau chez mes parents. Puis j'oublierai...

Mais je me souviens assez bien de plusieurs des 1er juillet de ma vie.

En 1998, je quittais la maison de mes parents pour emménager avec mon grand frère sur la rue Saint-Joseph. C'était un appartement magnifique. Mais je découvris vite que l'indépendance pouvait être trop dispendieuse pour moi.

En 1999, j’emménageais avec trois amis sur la rue Saint-Denis, espérant me faire pour moins cher un peu plus de plaisir. Beaucoup plus de plaisir. Trop de plaisir. À la longue, ça peut devenir épuisant.

En 2001, j’emménageais à nouveau avec mon frère, ainsi que l'un de ses amis, sur la rue Châteaubriand. C'était un grand logement, beau, pas trop dispendieux. Je vivais là quand j'ai rencontré Dominique. Inutile de vous dire que je ne suis pas demeuré là longtemps.

En 2002, j’emménageais avec Dominique sur la rue Henri-Julien. C'était un minuscule 4 1/2, mais nous n'avions besoin que d'un lit. Malheureusement, les proprios ont éventuellement décidé d'occuper tout l'immeuble.

En 2004, j'emménageais avec Dominique sur la rue Lajeunesse. C'était joli et abordable, mais encore un peu petit. Trop petit pour un enfant.

En 2007, j'emménageais avec Dominique et Héloïse sur la rue Beaubien. C'est encore là que nous demeurons aujourd’hui, avec Constance qui est née depuis. L'appartement est gigantesque et ne coûte presque rien. Nous ne sommes pas près de devenir propriétaires.

Je me souviens assez bien de tous ces 1er juillet.

Pas dans les détails, bien sûr. Ne me demandez pas quelles pizzas de quel restaurant nous avons fait livrer à chaque déménagement. Je peux quand même vous dire qu’elles ont toujours été meilleures que d’habitude. Comme la bière d’ailleurs. Même quand c’était de la Molson tiède, elle était toujours rafraîchissante.

L’effort et le changement, ça donne un meilleur goût à presque tout.


1er juillet 1996 

- You were closed last week. Why aren’t you closed today?

C’est le même homme qu’il y a deux semaines. Il porte toujours le même trench-coat beige. Dehors, il doit pourtant faire près de 28 degrés celsius. Quant à ses pantalons et à sa chemise, ils semblent vaguement différents de l'autre fois, même si je ne saurais dire en quoi. Je viens de lui rendre sa bouteille de Mouton Cadet ainsi que la monnaie pour un billet de cent dollars. Il me regarde toujours avec le même sourire moqueur, mais il a probablement oublié qui j’étais. Cet homme ne m’a jamais reconnu. Et il ne semble attendre aucune réponse de ma part. Il s’apprête à partir.

- Mais pourquoi serions-nous fermés aujourd’hui, monsieur? Nous ne déménageons pas?
- …

Je sais qu’il m’a compris. Je le vois à son regard calmement furieux. Au bout de quelques secondes, il s’en va, seul avec sa colère sourde et muette. J’ai gagné et il le sait.

Qu’ai-je gagné?


30 octobre 1995

Nous n'avons pas tout-à-fait vingt ans. Nous sommes chez le père d'un ami, à Laval. Nous sommes presque une trentaine à suivre le cours du oui à Radio-Canada, qui dépasse depuis quelques minutes les 50%. Notre excitation fait vibrer et chatoyer la salle de séjour où nous nous sommes assis devant la télé. Quelques-uns sur les fauteuils. La plupart sur le plancher. La distinction n'a aucune importance. Nous sommes tous collés les uns aux autres de toute façon. Inconscients de l'intimité inhabituelle du contact physique, qui en d'autres circonstances nous aurait peut-être embarrassés. Nous ne voulons manquer aucune seconde de cet événement historique.

- Pouvez-vous imaginer ce que ça sera, le 24 juin prochain, quand on fêtera, pour la première fois de notre histoire, notre première vraie Saint-Jean Baptiste de pays libre et indépendant?

C’est ce que j’ai dit, à peu près. Je n’étais pas encore saoul. Et si je me souviens bien, j’avais les larmes aux yeux. 

Yeah right!....
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samedi 15 juin 2013

Un père, un vrai

J’ai une confidence à vous faire.

Je souffre d’une forme non reconnue de maladie mentale.

Les premiers symptômes se sont manifestés en janvier 2006.

Jusqu’alors, j’étais parvenu à demeurer normal. J’avais préservé juste ce qu’il fallait de santé mentale pour aspirer à devenir quelqu’un dans ce concours injuste de circonstances qu’on appelle monde. Comme la plupart des gens normaux, j’avais réussi à me bricoler une estime de moi minée de façon tout à fait gérable. La plupart de mes vexations avaient été assez médiocres pour ne pas trop compromettre mon «besoin de reconnaissance». Ceci n’est pas un journal intime. Je m’en tiendrai à l’exemple le plus facile à faire comprendre. Il parait que ma taille n’est pas celle d’un homme, un vrai. Il me manquerait une douzaine de centimètres. Les manèges les plus convoités de la vie adulte me sont donc pour la plupart interdits. Et dans un groupe, le chemin le plus court entre deux visages passe rarement par le mien. Il est facile de ne pas me voir. Sans même s’en rendre compte. Ce n’est pas grave. Les choses choisissent rarement où elles tombent. Moi, oui. Je suis très chanceux. Quand je parle, on écoute. Je ne suis même pas obligés de faire des pets d’aisselles.
  
Cet homme a peu de chances de devenir Président des États-Unis.

Cet homme n'en a aucune...

Jusqu’à janvier 2006, j’étais aussi parvenu à mener une vie étonnamment, sinon durablement heureuse. J’ai toujours été un véritable artiste de l’instant présent. Les sens en alerte, je me découvre un doigté extraordinaire dès qu’il s’agit de remplir ma vie d’instants agréables. J’avais une épouse qui m’aimait – qui m’aime encore plus aujourd’hui, malgré ma maladie – avec qui j’aimais tant parler, manger, boire et dormir que j’avais pris depuis que je la connaissais une quinzaine de kilos de pur bonheur. Et ça ne faisait que commencer... J’avais aussi de nombreux amis, la plupart véritables, avec lesquels je pouvais fêter n’importe quoi, n’importe quand, sans trop penser au lendemain. Bien sûr, il m’arrivait parfois d’y penser quand même, au lendemain. Je venais d'ailleurs de faire une incursion presque réussie dans le domaine professionnel. Il y avait de quoi être fier. J’avais enseigné la littérature au Collège Jean-de-Brébeuf. Sauf que je n’avais pas complètement fait l’affaire. Ça avait été dur pour l’orgueil. Mais peu importe. L’assurance-emploi à laquelle j’avais «droit» m’avait permis et allait me permettre encore, pour un temps, de me consacrer plus entièrement aux études doctorales prometteuses que je venais d’entreprendre. J’avais mis au point un procédé sûr pour obtenir les meilleures notes: en faire un peu plus que les autres en prenant les choses beaucoup moins au sérieux. Essayez, si jamais vous aimez les succès faciles.

On peut dire qu’en janvier 2006, l’avenir, le vrai, celui qui n’est jamais facile, est arrivé brutalement dans ma vie. Et avec lui des épisodes récurrents d’insomnie, de pertes ou de gains de poids, d’angoisse, d’anxiété, de colère, de paranoïa, de bipolarité, de délire de persécution, d’amnésie, même. Ne me demandez surtout pas de vous parler du printemps 2006 ou de l’hiver 2010. Tout se confond en un magma schizophrénique douloureux. Comme mon ami Stéphane m’avait déjà présenté le DSM-IV, je savais qu’il s’agissait de symptômes authentiques et reconnus de maladie mentale. Mais mon syndrome particulier n’ayant été identifié par aucun psychiatre compétent, j’ai été forcé de me traiter moi-même, avec les résultats qu’on imagine. J’ai essayé, sans toujours maîtriser la posologie, la plupart des médicaments disponibles sans prescription: les méthylxanthines, la nicotiana tabacum, l’ibuprophène, l’éthanol et le tétrahydrocannabinol. J’ai aussi essayé de me soigner par la musique, l’écriture, la cuisine, le jogging… Ne vous moquez pas trop de moi. Quand on est désespéré, on peut essayer n’importe quoi. Et je suis quand même parvenu à faire certains progrès, modestes certes. J’ai réussi à me trouver et à conserver un emploi comme enseignant en littérature au Collège Ahuntsic, sans même bénéficier d’un programme de réinsertion sur le marché du travail. J’ai bien sûr dû renoncer à mes études universitaires. Je ne suis plus jamais parvenu à faire preuve du degré de facilité mentale nécessaire.

Aujourd’hui, la plupart des symptômes ont diminué, mais ils ne sont pas disparus. La maladie est toujours là. Elle ne partira probablement jamais. On peut même dire qu’elle fait partie de moi. Sauf que j’ai maintenant appris à vivre avec elle. Je suis ma maladie.

Je suis un père.

***

Des années avant d’être père, quand j’avais vingt, vingt-cinq ans, j’aimais dire aux filles que je souhaitais avoir de nombreux enfants plus tard. Moquez-vous de moi, je vous en prie. Le pire, c’est que d’une certaine façon, je me croyais presque quand je disais cela. Mais je n’ignorais surtout pas que ça augmentait mes «chances». Que ça sonnait mature. Que ça pouvait peut-être même compenser ma petite taille.

Mais maintenant que j’ai des enfants, je sais que je n’ai jamais vraiment voulu d’enfants de ma vie. On ne peut pas vraiment vouloir quelque chose qu’on est incapable de comprendre. On ne peut pas vouloir quelque chose qui transformera le sens même qu’on peut donner au mot vouloir. Comprenez-moi bien. Je ne regrette absolument rien. J’aime mes deux filles. Au plus haut point. Pour rien au monde accepterais-je de les perdre. Et je prends soin d’elles aussi bien que j’en suis capable. Mieux que bien d’autres pères prennent soin de leurs enfants. Mais mes filles, parce que je suis fou d’elles ou parce qu’elles me rendent fou (la distinction est purement théorique), ce sont les seules que je veux. Je ne veux, je ne voudrais jamais d’aucun autre enfant. Et ça, franchement, à vingt-cinq ans, je ne pouvais pas le savoir d’avance.

De façon générale, un homme de vingt-cinq ans n’est mu que par trois forces : la paresse, la recherche du plaisir et la vanité. C’est tout. Ne croyez surtout pas aux motivations plus profondes ou plus nobles. Un jeune homme peut vous en fournir aussi rapidement qu’un échantillon de sperme, mais il n’y croira lui-même que parce qu’il est vaniteux, paresseux et que ça lui fait bien plaisir d’y croire. Pour synthétiser, on pourrait même aller jusqu’à dire qu’un jeune homme n’aspire ultimement qu’à une seule chose : se faire tailler une pipe perpétuelle devant un public admiratif. La pipe n’a pas besoin d’être une pipe. Le public n’a pas besoin de se masturber devant un écran. 

Ceci est une pipe.
Fondamentalement, le jeune homme est incapable de même imaginer mieux qu’une série ininterrompue de plaisirs obtenus au moindre effort et aptes à satisfaire aussi sa vanité. C’est la seule forme rationnelle d’aspiration. Demandez à un économiste. Et un jeune homme est généralement très rationnel. Il sait que dans la vie, à moins d’être Jacques Villeneuve ou Justin Trudeau, rien n’est gratuit. Il sait, et ça lui coûte de l’admettre, qu’il devra éventuellement apprendre à vaincre sa paresse. C’est son seul et ultime combat, c’est là tout son récit. S’il cède à la paresse, les plaisirs (qui ont leur prix) comme la gloire (qui a ses sacrifices) lui demeureront inaccessibles. S’il parvient à la surmonter, il deviendra un homme.

Mais un père, même si comme moi il n’était pas encore tout-à-fait un homme au moment de le devenir, découvrira vite que sa vie est aussi mue, désormais, par une force radicalement inconnue au jeune homme, une force inimaginable même. Une force si totalement irrationnelle qu’elle ne joue absolument aucun rôle dans le comportement économique de l’être humain. Une force plus complètement folle que la maladie mentale, qui a tout de même ceci de raisonnable qu’habituellement, on n’y consent pas.

Et cette force, c’est la responsabilité.

***

Il faut être fou pour devenir responsable.

Parce que devenir responsable, ça dépasse de loin le simple fait de devenir un homme en triomphant sur sa paresse de jeune homme.

Devenir responsable, ça ne veut pas seulement dire cesser de se pogner le cul pour travailler fort, payer ses impôts, se marier, s’acheter une maison, tondre la pelouse, prendre soin des enfants, réparer le toit de la maison, économiser pour l’avenir, laisser un héritage, ne rien avoir coûté à personne. Ces comportements sont certainement utiles, raisonnables, importants, souhaitables, nécessaires, tout ce que vous voudrez, mais qu’on ne les qualifie pas de responsables. Moi, je n’arrive pas à faire tout cela, et qu’on ne me dise jamais que je ne suis pas responsable.

Être responsable, c’est être prêt à répondre de ce dont on a la responsabilité, c’est assumer la responsabilité de tout ce qui arrivera à ce dont on est responsable, qu’on soit réellement responsable ou non de ce qui arrivera. Vous pouvez relire la phrase. J’ai fait exprès. Je voulais vous choquer. Je voulais vous faire prendre conscience du caractère monstrueux de la responsabilité. Vous avez bien compris. La responsabilité est intellectuellement et moralement scandaleuse. Être responsable, c’est se porter d’avance volontaire pour un châtiment qu’on ne mérite probablement pas. Celui qui peut dire : « je sais que ce n’est pas de ma faute, mais punissez moi quand même, parce qu’il vaut mieux que ce soit de ma faute », celui-là est responsable. Et c’est un fou.

Je n’ai plus eu le choix de devenir un homme quand je suis devenu père. Essayez d’être paresseux quand vous êtes responsable de deux filles. De leur lit et de leur toit. De leur santé, de leur hygiène et de leur alimentation. De leurs larmes et de leurs rires. De leurs cris et de leurs sourires. De leur comportement inadéquat ou digne d’éloges. De leur échec ou de leur réussite scolaires. De leur avenir. De leurs chagrins et de leurs plaisirs d’amour. De leur capacité à se choisir des amies, des copains. De leur échec ou de leur réussite professionnels. De leurs névroses et de leur santé mentale. De leurs dépendances et de leurs projets futurs. De leur suicide et de leur épanouissement éventuels. Et je n’ai presque aucun contrôle sur tout cela. Tout dépend de tant de choses : de leur environnement, de l’école, de leurs amis, de leur société, d’elles-mêmes surtout, de leur génétique, de leurs désirs, de leurs choix. Mais je n’en suis pas moins responsable. Alors je fais tout ce que je peux faire, et parfois, ce que je ne peux pas faire non plus, malheureusement.

Et ce n’est pas par plaisir. Il y a des moments de plaisir incroyables, quand on est père, qui compensent amplement les cris, les crises et tout ce qui brise. Mais ces moments ne compenseront jamais les peines que nos enfants peuvent éprouver. Je souffrirais moins si je pouvais m’emparer de la souffrance de mes filles et la garder pour moi seul. Je sais que c’est impossible. Elles ont le droit de vivre leurs deuils, leurs souffrances et leurs vexations. Elles ont droit de grandir et de devenir des femmes.  

Ce  n’est pas par vanité non plus. J’ai appris à ne plus trop me vanter de mes filles. Les parents débutants le font souvent. Ils ne savent pas encore qu’on les juge. Ce que mes filles réussiront à gagner dans leur vie, une part minuscule de fierté m’en reviendra peut-être, mais beaucoup plus petite que la leur. C’est la part minimale. Je ne peux pas renoncer à cette part. Je sais qu’elles veulent que je sois fier d’elles et je le serai, je le suis déjà.

Ce que mes filles m’ont donné est plus précieux que tout plaisir ou toute vanité. Et elles me le donnent à chaque fois que je marche avec elles en public. Il suffit que je leur tienne la main. Il suffit que je prenne ensuite le temps d’observer un peu les gens autour de moi.

Je fais alors une constatation remarquable. Miraculeuse même.

Personne n’est plus grand que moi.

Meilleur papa au monde?

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